# 48 Alternumérisme : où va-t-on ? (juillet 2021) http://www.rebonds.net/48alternumerismeouvaton Thu, 11 May 2023 19:05:58 +0200 Joomla! - Open Source Content Management fr-fr Contre les pratiques alternumériques ? http://www.rebonds.net/48alternumerismeouvaton/704-contrelespratiquesalternumeriques http://www.rebonds.net/48alternumerismeouvaton/704-contrelespratiquesalternumeriques Ouvaton, le nouvel hébergeur de (Re)bonds (lire la rubrique (Ré)acteurs) apparaît comme un alternumériste : dans son fonctionnement coopératif comme dans les outils qu'il partage, il entend proposer un numérique différent, détaché d'une certaine pression économique, plus inclusif, plus éthique... Mais comment concilier critique du monde numérique classique et utilisation des mêmes outils ? Pourquoi les alternuméristes sont-il·les la cible de nombreux reproches ? Comment résoudre les paradoxes qu'il·les soulèvent ?

 

Chez les alternuméristes, soit l'outil est transformé : c'est le cas du numérique « low-tech », qui veut réduire son impact écologique. Par exemple, en faisant fonctionner ses serveurs avec des panneaux solaires ou en créant des sites statiques. C'est le cas de Low Tech Magazine (1).
Soit les usages sont remis en question : ainsi, le cyberminimalisme (2) par exemple, prône une réduction des outils numériques dans notre vie quotidienne, que ce soit pour gagner du temps et du bien-être, que pour réduire notre exposition à la surveillance et au piratage, ou que pour faire des économies.

L'alternumérisme désigne aussi la manière dont Internet est utilisé en tant qu'alternative politique : la « civic-tech » ou technologie civique mettrait ainsi la technologie au service des citoyen·nes, en rendant notamment plus accessible les débats et instances représentatives. En France par exemple, l'association Regards Citoyens promeut l'ouverture des données publiques pour une plus grande transparence de la vie politique. Ici, pas de critique de l'outil en lui-même, bien au contraire : il est présenté comme un facilitateur.

 

Le numérique, élément fondamental du capitalisme

Mais les alternuméristes posent-il·les réellement un regard critique sur notre société ? Si l'on considère le numérique comme un élément fondamental du capitalisme, comment peuvent-il·les le remettre en question alors qu'il·les utilisent les mêmes technologies ?

Chez Ouvaton, y a-t-il une vision critique du capitalisme ? « L'idée originelle d'Ouvaton est effectivement d'offrir un espace de liberté numérique indépendant des grands groupes marchands. Mais en même temps, d'être une structure coopérative, et donc une entreprise, plutôt qu'une association. C'est un peu un pied dedans, un pied dehors, reconnaît François Delalleau, membre du directoire. Cette situation génère forcément des contradictions, et donc parfois des tensions. D'un côté, la plupart des coopérateurs actifs sont des gens qui souhaitent maintenir Ouvaton le plus en dehors possible du système marchand. D'un autre, la plupart des utilisateurs souhaitent uniquement une plateforme qui marche, à petit prix. Et, au-dessus de tout ça, il y a des coûts de fonctionnement incompressibles. Donc oui, l'opinion est là en interne, mais n'est que peu mise en avant. » Pourquoi ? « Nous ne voulons pas être catégorisés comme « proches de ». Nous accueillons une vraie diversité d'organisations, et je pense que tout le spectre de la gauche française doit être représenté chez nous. Mais nous ne voulons pas être classés comme proches d'une organisation en particulier, ce qui risquerait de se produire si nous étions trop « prosélytes ». »

 

La hiérarchie des classes sociales renforcée

A cause de ce grand écart (« un pied dedans, un pied dehors »), les alternuméristes sont la cible de nombreuses critiques. Dernières en date : un livre entièrement consacré à la question, sorti en 2020 et carrément intitulé « Contre l'alternumérisme » (3). Pour ses auteur·ices, un numérique plus éthique et plus démocratique est tout simplement impossible parce que la numérisation du monde renforce : les pouvoirs des entreprises (par exemple, avec la surveillance des salarié·es par le télétravail) ; la concentration du pouvoir social (par la dématérialisation des services publics comme la CAF, Pôle Emploi, l'université, l'accès aux droits des étrangers…) ; l'exploitation du travail et les discriminations à l'égard des plus démunis.

Techniquement, l'infrastructure numérique renforce une compartimentation internationale du travail et une hiérarchie de classes sociales : en bas de l'échelle, ceux et celles qui extraient les matières et fabriquent les composants, et en haut, des ingénieur·es hyperspécialisé·es.

Et les tentatives alternatives n'y changent rien. Pour Julia Lainaé et Nicolas Alep (3), « bricoler les technologies » pour devenir les maîtres de l'infrastructure ne serait qu'un fantasme, parce que « se réapproprier l'usage des dispositifs numériques en bout de chaîne ne change rien à l'ensemble du système technicien ».
Les alternatives existantes n'ont jamais permis de détruire le système. Mastodon cohabite avec Facebook... « Nous n'avons jusqu'à présent jamais réussi à contenir une technologie, à arrêter son développement, à maîtriser ses dangers quand bien même leurs coûts pour le vivant aient été désastreux. » (3)

 

La question des organisations sociales

Si œuvrer à réformer la technologie est insuffisant, que faire ? Devenir cyberabstinent·es ? Difficile. « Si nous devons probablement amorcer une désescalade dans certains secteurs – et dans le numérique certainement – toutes les questions technologiques ne peuvent décemment pas se résoudre sous la forme d'une question binaire (pour ou contre) », souligne la sociologue Irénée Régnault. (4)

La réponse est sans doute à chercher du côté des organisations sociales, plus que des outils ou des usages. Pour Thomas, animateur de l'Espace Public Numérique de Morogues avec lequel (Re)bonds coopère, « si le numérique a pu s'installer et se développer de cette manière-là, c'est parce que nous avons déjà perdu une forme de liens sociaux, parce qu'ils ont déjà été appauvris et qu'Internet a pris la place laissée vacante ».
Pour illustrer son propos, il donne un exemple qui touche à la grande distribution : « on peut dire que l'automatisation des caisses de supermarché, c'est un drame pour la caissière. Mais on peut dire aussi qu'en amont, on avait déjà transformé la caissière en robot ». Aujourd'hui, les client·es se baladent dans les rayons avec un scanner numérique avant de faire vérifier leurs courses par la caisse automatique… « Quand le numérique arrive, on ne voit pas la misère qu'il impose. L'empathie, on ne l'a plus, donc on peut installer le numérique comme interface entre les gens. Si on avait encore de l'empathie, on y tiendrait encore et le numérique de cette manière-là, on ne pourrait pas. »

Le retour à des organisations qui placent en leur cœur de véritables relations sociales serait donc indispensable à toute transformation, voire disparition des usages du numérique.
Impossible de l'envisager uniquement de manière individuelle : le concept de « débranchabilité » ou de « cyberminimalisme » condamne l'individu à seulement s'inventer des territoires de liberté où l'informatique ne pénètre pas.
Irénée Régnauld appelle plutôt au développement d'une communauté technocritique, qui travaillerait à la désinformatisation progressive du monde : « La question de la neutralité de la technique n'est pas un dogme à mettre au service du rejet de toute forme de progrès technique, mais une porte d'entrée pour politiser les questions technologiques. » (4)

 

Des fronts de lutte

Dans cette perspective, certaines alternatives pourraient constituer une étape. Abel, membre de l'Espace Publique Numérique de Morogues, avance : « peut-être qu'un projet d'hébergement web réussi serait celui d'un hébergeur qui pense sa disparition quasi totale, d'un côté en offrant un accès le plus restreint possible (limitation des espaces de stockage et des transferts de données, exclusivité pour des contenus reconnus comme nécessaires, cahier des charges strict sur les technologies web utilisées afin d'avoir les sites les plus légers possibles, intermittence du service, etc) et de l'autre en visibilisant les alternatives (préexistantes mais souvent oubliées) aux pratiques numériques.
Sauf que ça revient évidemment à se tirer une balle dans le pied puisqu'au final, on demande tous à Ouvaton d'héberger nos sites web et nos mails sans nous emmerder, et que ça fonctionne sans rupture de disponibilité. Cette logique – outre le fait qu'elle soit dans une sorte de démarche éco-responsable individuelle très triste et superficielle – me semble viable uniquement si elle est prise à bras le corps par des collectifs et des territoires qui se rebranchent à leurs conditions matérielles d'existence et s'organisent activement à démanteler l'ordre numérique en place. Chose qu'une coopérative prise dans les contraintes du marché ne fera jamais seule ».

Abel soutient la proposition d'articuler « un usage stratégique des outils diaboliques » et « la création d'autres manières de faire ».
Il tente une comparaison avec l'agriculture en racontant une réunion du syndicat de la Confédération paysanne, durant laquelle les participant·es auraient reconnu qu'il n'aurait jamais fallu passer à l'étape de l'agriculture… Maintenant que le système est en place, peut-on réellement s'en passer ? Peut-on le transformer ? L'adapter avant de créer de nouvelles formes de conditions matérielles d'existence ?

Le plus important, ce sont que des « fronts de lutte » existent. Des « rapports de force mouvants », comme les décrit Abel. Des résistances à la numérisation se multiplient. Si elles restent individuelles, elles n'auront probablement que peu d'effets. Si elles deviennent collectives, coopératives, elles auront plus de poids. « Une fois que collectivement, on arrivera à se défaire de tout ce que le capitalisme produit de soi-disant « cool », on aura gagné en richesse. Il ne s'agit pas d'une morale de dénonciation ni de sobriété, mais bien d'un désir de vie et de puissance. »

Fanny Lancelin

avec la précieuse collaboration de Bastien, Abel et Thomas, de l'Espace Public Numérique de Morogues (18)

(1) Low Tech Magazine : lire aussi la rubrique (Ré)créations.
(2) Karine Mauvilly, « Cyberminimalisme, face au tout numérique, reconquérir du temps, de la liberté et du bien être » aux éditions du Seuil (Anthropocène).
(3) « Contre l'alternumérisme » de Julia Lainaé et Nicolas Alep, éditions La Lenteur.
(4) Article intitulé « Internet ou le retour à la bougie… Et pourquoi la technocritique piétine encore et toujours » de Irénée Régnauld à propos de « Internet ou le retour à la bougie » d'Hervé Krief (éditions Ecosociété, 2020) : https://maisouvaleweb.fr/internet-ou-le-retour-a-la-bougie-et-pourquoi-la-technocritique-pietine-encore-et-toujours/

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# 48 Alternumérisme : où va-t-on ? Tue, 21 Mar 2017 13:37:42 +0100
Pourquoi les humains coopèrent-ils ? http://www.rebonds.net/48alternumerismeouvaton/705-pourquoileshumainscooperentils http://www.rebonds.net/48alternumerismeouvaton/705-pourquoileshumainscooperentils Aujourd'hui, les coopératives se multiplient. Mais coopérer, est-ce « naturel » ? Du plus petit gène à la nation la plus peuplée, tous les organismes vivants le font. Mais chez les êtres humains, ce comportement revêt un caractère singulier qui intrigue depuis longtemps les chercheur·ses. En quoi notre aptitude à coopérer se distingue-t-elle des autres animaux ? Comment a-t-elle façonné nos organisations ? Dans quels cas échoue-t-elle et pourquoi ?

L'anthropologue américaine Margaret Mead (1) définissait la coopération comme le fait pour des individus d'œuvrer ensemble dans un but commun. Elle peut prendre des formes diverses : contrainte ou volontaire, conditionnelle ou inconditionnelle, équitable ou égalitaire, à réciprocité directe ou indirecte, ouverte ou fermée…(2)
Pour le philosophe Benoît Dubreuil, elle se distingue de l'altruisme – j'accepte de perdre quelque chose pour améliorer la situation d'autrui – et du mutualisme – je produis un bienfait pour autrui qui m'en procure aussi – notamment parce que les motivations de la coopération sont mixtes : d'un côté, l'individu y trouve un intérêt ; de l'autre, il peut avoir une raison égoïste de ne pas coopérer. De cette tension et des choix qu'il opère, naît une certaine forme de coopération. Ces choix peuvent être guidés par son héritage génétique et / ou culturel.

Longtemps, ce sont les sciences sociales comme l'anthropologie, la psychologie, la sociologie, la philosophie ou les sciences politiques qui ont étudié ces comportements. Pour Joël Candau, du laboratoire d'anthropologie et de sociologie « Mémoire, identité et cognition sociale » de l'université de Nice, la coopération est à la fois une énigme pour les théories de l'évolution et « pour la théorie économique de l'acteur rationnel » (3).
Une énigme darwinienne, parce qu'elle dépasse l'idée que les relations entre les individus ne seraient que compétitives en vue de leur reproduction. Certes, à l'origine, la coopération au sein d'un groupe d'appartenance (par exemple, chez Homo Sapiens), a pour objectif premier d'assurer et d'améliorer la reproduction des individus du groupe. Elle accroît aussi leur longévité puisqu'elle permet de s'organiser pour faire face aux dangers. Mais ce ne sont pas ses seuls buts.
Quant à la « théorie économique de l'acteur rationnel », elle voit les individus comme des calculateur·ices cherchant uniquement à maximiser leur profit. Or, la coopération dite altruiste existe bel et bien chez l'être humain.

 

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Des origines neuronales et hormonales

Depuis les années 2000, ce sont surtout les neurosciences qui apportent des réponses concrètes aux mécanismes qui activent la coopération. Grâce à de nombreuses expériences, elles ont démontré que la coopération humaine a des origines neuronales et hormonales.
Ainsi, certaines régions cérébrales lui sont directement associées, comme celle du striatum dorsal, par ailleurs région de la satisfaction. Au niveau des hormones, l'oxytocine produite par l'hypothalamus joue un rôle notamment dans la confiance, élément essentiel à toute coopération.
Autre caractéristique qui nous distingue des animaux non-humains : le langage qui permet d'inscrire les stratégies de coopération dans la durée. « En soi, la conversation est un comportement coopératif entre un locuteur et un auditeur », rappelle Joël Candau (2).
Notre « aptitude exceptionnelle à l'imitation » est aussi un atout : « l'adoption d'un comportement coopératif par un individu induit, par imitation, des comportements similaires ».
Le chercheur de l'université de Nice liste d'autres pistes pour expliquer les origines de la coopération humaine : une stratégie anti-prédateurs, la pratique de la chasse et de la cueillette, la division du travail, la guerre, les institutions sociales, les rapports d'échanges…

Coopération fermée et coopération ouverte

Joël Candau relève surtout que les êtres humains sont capables aussi bien de coopération fermée que de coopération ouverte, ce qui n'est pas le cas chez les autres espèces. Il emprunte ainsi au philosophe Henri Bergson (4) la notion de « société fermée » et « société ouverte ». La coopération fermée « s'applique exclusivement à l'intérieur de la parenté ou du groupe d'appartenance » tandis que la coopération ouverte agit « au bénéfice d'individus non apparentés (au sens très large), comportement spécifique à Homo Sapiens ». (2)
« Les êtres humains sont l'unique espèce où on observe des coopérations fortes, régulières, diverses et risquées, étendues et supposant des sanctions parfois coûteuses entre individus sans relation de parenté », écrit-il également (2).

 

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Ainsi, Homo Sapiens (au contraire de Néanderthal) aurait privilégié les coopérations extra-territoriales, assurant ainsi son succès reproductif et une accumulation culturelle lui permettant de multiplier les outils et les savoir-faire nécessaires à sa survie.

Pourtant, dans nos sociétés contemporaines, la coopération fermée semble prévaloir sur la coopération ouverte. Pourquoi ? A cause d'un élément essentiel qui peut tout faire basculer : la confiance.

Un élément essentiel : la confiance

La confiance résulte notamment d'une répétition des interactions avec un individu « qui nous conduit à emmagasiner dans notre mémoire à long terme une représentation de cette personne comme étant digne de confiance ». (3)
C'est pourquoi, la coopération émerge plus facilement au sein de petits groupes sociaux, puisque tous les individus peuvent avoir des relations directes et répétées entre eux, ce qui leur procure ce sentiment de confiance. De même, il est alors plus aisé d'identifier les « bons coopérateurs » et les « mauvais » (2), les bons étant « ceux qui sont réputés loyaux, efficaces, respectent les normes, les règles et les usages, et contribuent équitablement à l'effort commun » ; les mauvais étant tous les autres. Une fois que l'équilibre est établi, une méfiance peut naître dès lors qu'un nouvel individu cherche à entrer dans le groupe ou que des coopérations avec d'autres groupes seraient nécessaires : comment, alors, s'assurer qu'ils seront dignes de confiance ?
C'est ainsi que les coopérations fermées, si elles peuvent être très efficaces, risquent de favoriser le repli d'un groupe sur soi, l'exclusion et les discriminations, les idéologies nationalistes et communautaires.

Comme l'explique Benoît Dubreuil (3), la perte de confiance provient aussi du fait qu'au fil de l'histoire de l'humanité, les groupes se sont considérablement agrandis. D'une dizaine d'individus de chasseurs-cueilleurs, nous sommes passé·es à des entreprises multinationales. Des sous-groupes sont désormais organisés selon une hiérarchie, et les individus ne peuvent plus établir leur confiance sur des relations directes, mais sur des intermédiaires qui garantissent la réputation de tel ou tel groupe.
Au sein des grandes entités, les ressources sont importantes et elles « ouvrent la porte à l'exploitation d'autrui » ou transforme la dynamique des relations sociales : celui ou celle qui dispose des ressources s'en sert pour amadouer les autres, qui deviennent alors endetté·es. Les « mauvais » coopérateur·ices peuvent aussi agir (ou non agir) dans une plus grande discrétion.

Le rôle des émotions sociales

Car un autre élément semble indispensable à la régulation de la coopération : la sanction / récompense. Les expériences réalisées par les chercheur·ses montrent qu'il s'agit moins de questions matérielles (médailles, argent) que de questions émotionnelles (honte, fierté). « Les comportements coopératifs sont fortement influencés par le regard d'autrui », souligne Joël Candau (2).
Ainsi les émotions sociales jouent un rôle important dans la motivation à coopérer : des émotions « positives » – si je prends plaisir à coopérer avec un partenaire avec qui je tisse un lien affectif et empathique – et des émotions « négatives » – lorsque j'anticipe le déplaisir, la culpabilité que me procure le fait de non-coopérer (3). « Ce n'est souvent pas la crainte de représailles matérielles qui nous pousse à coopérer, souligne Benoît Dubreuil, mais bien la crainte du jugement d'autrui. »

Sur les cinq continents, des recherches ont montré que les individus migrent vers des groupes où les non-coopérateur·ices sont sanctionné·es, y compris si cette sanction est coûteuse pour celui ou celle qui l'inflige.
Mais selon Joël Candau, « la sanction n'a des effets positifs sur la coopération que s'il existe par ailleurs des normes protosociales puissantes, une légitimité des acteurs notamment de ceux qui exercent le leadership et la confiance dans les dispositifs institutionnels » (2).

 

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Un choix politique

Comment les individus ou groupes décident-ils de coopérer de manière fermée ou ouverte ? Pour Joël Candau, il s'agit d'un choix politique avant tout moral « consistant à tolérer le doute inhérent aux multiples problèmes auxquels sont confrontés les membres d'une société ». Faut-il restreindre la coopération entre membres d'une même communauté ? Comment réagir face à ceux et celles qui font défection ? Qui doit supporter le coût de la sanction ? Comment s'assurer que la coopération nourrisse réellement le bien commun ? La coopération fermée ne résout pas ces questions et préfère fabriquer des ennemi·es et des allié·es.

Les êtres humains pratique donc les deux formes de coopérations, « chacune présentant des avantages et des inconvénients » (2). Fermée, la coopération renforce les liens au sein d'un groupe et lui offre une identité solide ; mais elle le prive de nouveaux membres, de nouvelles connaissances aujourd'hui indispensables à sa survie (on pense aux problèmes démographiques de certains pays, par exemple). Ouverte, elle favorise la mixité sociale et culturelle, mais « peut fragiliser l'assise identitaire dont les groupements humains ne semblent pouvoir se passer » (2).
Dès lors, un équilibre entre les deux est nécessaire. Joël Candau avance un principe : « Coopérez, puis vous vous identifierez ! » Ce ne serait pas ceux et celles qui se ressemblent qui s'assemblent. Mais bien ceux et celles qui s'assemblent qui finissent pas se ressembler…

Fanny Lancelin

 

(1) https://www.universalis.fr/encyclopedie/margaret-mead/
(2) Article « Pourquoi coopérer », Joël Candau, revue Terrain 58, mars 2012.
(3) Article « Pourquoi la coopération ne fonctionne pas toujours ? Confiance, motivation et sciences cognitives », Benoît Dubreuil, revue Terrain, mars 2012.
(4) https://www.universalis.fr/encyclopedie/henri-bergson/

 

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# 48 Alternumérisme : où va-t-on ? Tue, 21 Mar 2017 13:37:42 +0100
Ouvaton, un hébergeur alternatif http://www.rebonds.net/48alternumerismeouvaton/703-ouvatonunherbergeuralternatif http://www.rebonds.net/48alternumerismeouvaton/703-ouvatonunherbergeuralternatif L'orsque (Re)bonds est né en 2017, s'est immédiatement et naturellement posée la question de son hébergement : quel espace pourrait l'abriter en toute sécurité ? En retour, comment (Re)bonds pourrait-il habiter cet espace, se l'approprier, y grandir, y faire vivre les valeurs qui le composent ?
Choisir un·e hébergeur·se pour ce web-magazine n'était donc pas une étape anodine.

Il fallait qu'il·le ait un esprit critique, une volonté coopérative et qu'il·le ne soit pas animé·e par une démarche purement mercantile. Dans un souci écologique, il n'était pas question non plus qu'il·le se trouve à l'autre bout de la planète.
(Re)bonds a vu le jour à Morogues et c'est dans ce même village du Centre de la France qu'il a trouvé son hôte : Red-Net.

Quatre ans plus tard, Red-Net n'est plus, son fondateur ayant décidé d'explorer de nouveaux horizons. Avant de fermer la porte à clef, il a aidé à déménager (Re)bonds chez Ouvaton, une coopérative d'hébergement numérique, qui vient de fêter ses vingt ans.
Mais qu'est-ce qu'une coopérative d'hébergement numérique ? En quoi fonctionne-t-elle différemment d'un hébergeur classique ? Quelles valeurs porte-t-elle ? Comment ses pratiques influencent-elles le monde numérique ?

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Des hébergeurs différents de sites web

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2001. Affaire AlternB contre Estelle Lefébure-Hallyday. Un magazine « people » publie des photographies dénudées de l'ex-mannequin sans son consentement. Elles sont rapidement reprises sur différents sites Internet. Estelle Lefébure-Hallyday porte plainte notamment contre l'hébergeur d'un de ces sites, AlternB. Gratuit sans aucune contrepartie, ouvert à tous les contenus sans aucune discrimination, AlternB est un hébergeur dit « alternatif ».
Bien au-delà de la question du respect de la vie privée, l'affaire ouvre grand le débat sur la responsabilité des hébergeur·ses quant au contenu qu'il·les publient. L'auteur·e ou l'éditeur·ice peuvent-il·les être seul·es en cause ? Et que faire lorsque ceux·les-ci sont anonymes ?
Dans le cas de l'affaire d'Estelle Lefébure-Hallyday, l'auteur·e des photographies n'ayant pu être identifié·e, AlternB a été condamné.
Mais depuis, la loi a changé : « l'hébergeur du contenu n'est pas responsable. L'hébergeur est celui qui assure, à titre gratuit ou payant, le stockage de tout contenu (un blog, une vidéo...) pour le mettre à disposition du public via Internet. Il ne fait que fournir des moyens techniques et il ne choisit pas de mettre en ligne tel ou tel contenu. Et ce, même si son logo figure sur la page web où se trouve le contenu (dans le cas d'une vidéo par exemple). L'hébergeur doit toutefois permettre à la justice d'identifier le ou les auteur(s) du contenu incriminé. » (1)

Peu de temps après la condamnation, AlternB a cessé son activité. Mais son esprit a perduré et de son expérience, sont directement issues deux alternatives : L'Autre Net, hébergeur associatif autogéré (2) et Ouvaton.
Ainsi, on retrouve chez la coopérative des valeurs communes à AlternB telle que la liberté d'expression : Ouvaton accueille tous les contenus (pourvu qu'ils respectent la loi), ce qui offre un espace aux publications contestataires sans crainte de censure. La protection des données personnelles est une autre des garanties offertes aux utilisateur·ices, ainsi qu'une certaine indépendance vis-à-vis de pressions financières (en offrant un espace vierge de publicités et des tarifs abordables pour tou·te·s).

 

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Ouvaton, société coopérative

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Mais la particularité d'Ouvaton tient aussi à son statut : il s'agit d'une société coopérative de consommation à forme anonyme. Ce sont les coopérateur·ices, (qui peuvent aussi être sociétaires en prenant des parts), qui la font vivre. Il·les peuvent participer aux instances de décision, selon le principe une personne = une voix = un vote et ce, quel que soit leur rôle ou le nombre de parts sociales détenues dans la société.
Un conseil de surveillance, composé de neuf membres, est élu pour trois ans. Il veille au bon fonctionnement de la société et à l'exécution des décisions prises durant l'assemblée générale.
Il nomme également le directoire, qui gère la coopérative au quotidien. Il est aujourd'hui composé de François Delalleau, Matthieu Patout et Claire Rouchouse.

 

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« Je suis informaticienne système réseau, raconte Claire Rouchouse. Depuis l'arrivée d'Internet en 1995, je m'intéresse à tous ses outils. En 2001, j'ai lu dans Libération l'annonce de la création d'Ouvaton. Je l'ai utilisé pour héberger le site de la crèche de mes enfants. De 2011 à 2018, je me suis investie dans le groupe « Projets », et, après une pause, j'ai proposé de faire partie du directoire, pour impulser une nouvelle dynamique à Ouvaton. »
Matthieu Patout a lui aussi connu la coopérative d'abord comme utilisateur, pour héberger un site personnel. « Les valeurs portées par Ouvaton et le principe de la coopérative m'ont plu, explique-t-il. J'avais envie de faire du bénévolat et de voir comment ça fonctionnait de l'intérieur. J'ai d'abord intégré le conseil de surveillance en 2009, puis le directoire. »
François Delalleau est arrivé en 2017. Il est informaticien de formation, aujourd'hui commercial. C'est un intérêt pour les logiciels libres qui l'a notamment poussé vers Ouvaton.

Tous ceux et toutes celles qui s'y impliquent sont bénévoles. « Normalement, il devrait y avoir deux postes salariés, technique et administratif, précise Claire Rouchouse. Mais actuellement, ce n'est pas possible. Matthieu, qui a le statut d'auto-entrepreneur, facture des heures pour la maintenance informatique. C'est tout. »

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Des client·es comme les autres ?

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Fondée par 139 personnes, Ouvaton compte aujourd'hui 4.188 coopérateur·ices, dont 50 % sont des personnes physiques et 50 % des associations, entreprises, collectivités… Il est pourtant difficile de trouver des membres s'impliquant activement.
« Lors des premières assemblées générales, qui avaient lieu physiquement, beaucoup de gens se connaissaient. Ils étaient issus des mêmes milieux militants, explique Matthieu Patout. Aujourd'hui, il y a une forme de délitement. Nous avons plus de sociétaires mais plus de mal à trouver des personnes prêtes à s'engager. »
Pourquoi ? Les sociétaires seraient-il·les devenu·es des client·es / consommateur·ices comme les autres ? « Il y a trois ans, nous avons mené une micro-enquête auprès d'eux, raconte Claire Rouchouse. La majorité ont répondu qu'ils tenaient à être dans une société coopérative. C'est pour ça qu'ils sont chez nous. » Pour la présidente, « le fait d'être dans l'immatériel » n'aide pas : « Nous ne sommes pas une coopérative laitière ou maraîchère. Les gens ne se voient pas physiquement, c'est difficile de maintenir un lien. »

Pour les encourager à échanger et à participer à la vie de la coopérative, des outils ont toutefois été mis en place : un forum et un groupe « Projets » où chacun·e peut proposer ses services, en matière de créations graphiques ou de rédaction d'articles pour faire connaître la coopérative, par exemple. Des groupes locaux et régionaux avaient été lancés pour permettre aux coopérateur·ices de se retrouver mais ils n'ont pas perduré.
Un système de « motions d'initiatives sociétaires » est également prévu par les statuts : une proposition peut être soumise au vote (en ligne) à l'ensemble des sociétaires, par au moins 1/30e de l'effectif total. Si elle est validée, le conseil de surveillance et le directoire doivent en tenir compte. « Il s'agit surtout d'idées techniques », précise Matthieu Patout.

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Ne pas tordre ses valeurs

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Le manque d'implication est peut-être lié aux problèmes rencontrés par la coopérative ces dernières années. Des divergences de points de vue ont fait naître des tensions entre les coopérateur·ices.
Sur les moyens financiers, tout d'abord. « Le capital était grignoté d'année en année parce que le chiffre d'affaires n'était pas suffisant », raconte Claire Rouchouse. « Certains coopérateur·ices avaient conscience des difficultés et voulaient que ça change, explique François Delalleau. D'autres considéraient que tant qu'il y avait du capital, il n'y avait pas de problème. »
Parmi les raisons du changement de directoire : une volonté d'inverser la tendance. « La question était : est-ce qu'on fait peu de choses mais chères, ou plein de choses mais supportées par beaucoup de monde ? On n'était pas cher mais peu… donc ça ne marchait pas ! »
Une réflexion a été engagée sur la création de nouveaux produits et services, ainsi que sur de nouvelles offres tarifaires adaptées aux moyens des coopérateur·ices. L'idée étant, toujours, d'être accessible au plus grand nombre.
« Produits » ? « Offres tarifaires ? » Ouvaton ne risque-t-elle pas de vendre son âme ? « Les débats ont été un peu vifs sur ces différents sujets ! » reconnaît François Delalleau. Claire Rouchouse admet : « Il existe une crainte que l'esprit coopératif soit abandonné. » Mais Matthieu Patout l'assure : « On s'en sort sans tordre nos valeurs. »

 

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Plutôt que le choix d'une nouvelle politique commerciale, la coopérative aurait-elle pu bénéficier d'aides, comme des subventions ou des dons ? « Non, nous sommes une société, c'est impossible », rappelle la présidente du directoire. Les ressources proviennent de l'achat de « plaques de base », des noms de domaines et de parts sociales. Pourquoi ne pas modifier les statuts ? « Nous y avons songé : par exemple en créant une association d'un côté et une entreprise de l'autre, mais nous sommes encore en cours de réflexion. »

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Une reconnaissance de la communauté du libre

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Autre difficulté rencontrée cette année : la relation avec l'infogérant d'Ouvaton, c'est-à-dire celui qui assurait l'exploitation, l'optimisation et la sécurisation de son système. « Il n'était pas libriste : il avait greffé notre plateforme à un logiciel non libre, explique Matthieu Patout. C'est devenu un gros point de tension parce que ça touchait à nos valeurs. »
Les logiciels dits libres (par opposition aux logiciels dits propriétaires) sont utilisés, étudiés et modifiés, diffusés et dupliqués librement. Le code est accessible à tou·te·s, précisément en vue d'être partagé.

Une panne importante et qui a duré plus qu'elle n'aurait dû, a achevé de consommer la relation entre Ouvaton et son infogérant. Fin février, la coopérative a migré en urgence chez un libriste, Octopuce (3). Les galères techniques ont duré plusieurs semaines. « Mais les coopérateurs ont bien réagi, il n'y a pas eu d'hémorragie, y compris chez les sites pros qui ont pourtant, parfois, perdu du chiffre d'affaires à cause de ça, souligne François Delalleau. C'est là qu'on reconnaît l'état d'esprit vraiment coopératif. »

Le ménage se poursuit pour évacuer tous les« logiciels propriétaires », c'est-à-dire non libristes. Ouvaton espère devenir bientôt un des « CHATONS », un membre du Collectif d'Hébergeurs Alternatifs, Transparents, Ouverts, Neutres et Solidaires (4). « C'est une forme de label, une reconnaissance de la communauté du libre », précise Matthieu Patout. « Nous bénéficierons ainsi d'un cadre plus large pour participer à des débats sur le sujet, qui ne traversent pas seulement Ouvaton, se réjouit François Delalleau. Ça peut aussi attirer de nouveaux coopérateurs et nous permettre de partager des pratiques, des connaissances... »
Etre un « chaton », c'est aussi garantir l'utilisation respectueuse des données personnelles. Un autre débat dans l'air du temps. « Les utilisateurs y sont de plus en plus sensibilisés », reconnaît Claire Rouchouse.

 

leslouise

 

Quels sont les autres projets de l'équipe ? Matthieu Patout répond : « Framasoft a décidé de fermer certains de ses services comme les framasites. Les utilisateurs ont la possibilité de les faire migrer chez nous. Ça a démarré il y a quelques jours et ça doit se poursuivre cet été. »
Framasoft est une association d'éducation populaire qui crée et met à disposition librement et gratuitement des outils numériques tels que des sites, blogs, agendas collaboratifs, maisons d'édition… Elle a lancé il y a quelques années l'opération « Dégooglisons Internet » en proposant des services alternatifs aux entreprises privées et marchandes telles que Google (5).

Par ailleurs, Ouvaton se projetant dans un espace européen, elle cherche des coopérateur·ices qui pourraient traduire son site et son interface d'administration en plusieurs langues.
De son côté, François Delalleau « barbote dans le code ». « Ouvadmin, qui est le cœur du réacteur, est bricolé couche après couche depuis des années. Il a donc du mal à évoluer. Il faut reprendre la base de codes pour la réécrire et pouvoir ensuite la partager avec toute la communauté. »

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La question de l'alternumérisme

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Dans ses principes comme dans son fonctionnement, Ouvaton apparaît comme un alternumériste. Les alternuméristes (qui ne forment pas une famille unie, mais différents courants) pensent qu'un autre numérique est possible, qui serait plus juste, plus responsable, plus éthique, plus inclusif, plus démocratique… Pourtant, le numérique étant un élément fondamental de la société capitaliste (celle-là même qui produit les injustices sociales et les désastres écologiques les plus criants), peut-on réellement croire à la possibiité d'une alternative ?

Les échanges avec Ouvaton ont soulevé de nombreuses questions, qui font écho au fonctionnement de (Re)bonds : comment une critique du capitalisme est tenable, alors même que nous utilisons l'un de ses outils principaux, le numérique ? Comment résoudre ce paradoxe ? Que défendent réellement les alternumériques et par quels moyens ? Ont-il·les quelques chances de réussir ? Ce sont quelques-unes des questions abordées dans la rubrique (Re)visiter.

Fanny Lancelin

 

(1) Loi n°2004-575 du 21 juin 2004 pour la confiance dans l'économie numérique : article 6 
Responsabilité des hébergeurs
(2) https://www.lautre.net/
(3) https://www.octopuce.fr/
(4) CHATONS est le Collectif des Hébergeurs Alternatifs, Transparents, Ouverts, Neutres et Solidaires. https://chatons.org/fr/presentation_v2
(5) https://framasoft.org/fr/

 

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# 48 Alternumérisme : où va-t-on ? Tue, 21 Mar 2017 12:54:42 +0100