# 35 Ecrire ensemble - épisode 3 (mai 2020) http://www.rebonds.net/35ecrirensembleepisode3 Thu, 11 May 2023 19:01:35 +0200 Joomla! - Open Source Content Management fr-fr L'atelier des confiné·e·s http://www.rebonds.net/35ecrirensembleepisode3/597-latelierdesconfinees http://www.rebonds.net/35ecrirensembleepisode3/597-latelierdesconfinees Teff dit Gégé et Claude Brévot sont animateur et animatrice d'ateliers d'écriture, dans le Cher et la Nièvre. Chacun·e a leur manière, ils ont répondu à l'appel d'Ecrire ensemble et livrent ici ce que le confinement et les propositions de (Re)bonds leur ont inspiré.

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Journal de Teff dit Gégé

(Cher) ______________________________________

 

Vendredi 20 mars 2020

Bonjour,
Si
Par hasard
Je te vois
Dans un bois
Comprends le
Je t'évite
Au plus vite
Sans te dire
À peine,
Bonjour.

Samedi 21 mars 2020 – « Je suis venu mettre à l'arrêt la machine dont vous ne trouviez pas le frein d'urgence. »machine

Douze heures quarante-deux minutes, j'ai mis. Pause comprise. Je vous compte treize heures, comme stipulé dans le contrat.
J'ai bloqué deux dispositifs, avant. Pour rien. J'étais content, aucun problème majeur. Mais tout continuait. Entre nous, ces erreurs proviennent d'un manque d'organisation de votre part. Qui l'eut cru ? Un bazar, pour si retrouver. On se fait des idées. Vous présentez si bien. Toujours clair, des évidences à servir, plus qu'il n'en faut. Et la vôtre, on ne peut pas faire autrement, on y croit. Et vous aussi, c'est drôle, vous y croyez.
Alors que, dans le fond du fond, vous êtes perdu. Mais digne. Ha ça, la dignité, vous savez vous en servir. Les mains pleines de merdes, de sangs, mais digne. Bravo.
La merde, le sang, c'est pour moi aujourd'hui, dommage. J'en bouge, pour garder le frein accessible. Sitôt que je le lâche, je sens qu'elle repart, la machine. Et pas dans le bon sens à mon avis.
C'est pas que je m'ennuie, d'autres clients attendent. Une recrudescence de boulot en ce moment, je vous dis pas.
Votre attention, s'il vous plaît. Le frein, 'faut empêcher tout ça de le recouvrir. Et oui, plus difficile qu'il n'y paraît. Je vous laisse appuyer dessus. Ne le relâchez pas avant que je sois sorti. Merci. J'en ai marre à mon âge de m'occuper de ces bécanes mal foutues.

Dimanche 22 mars 2020 – état d'urgence

Pour qui, pour quoi cet état d'urgence ?
Ils disent qu'on fait trop les clowns sur les marchés, dans les rues, partout. Conséquence : un tour de vis, pour calmer la foule.
Pas de notre faute quand même, si c'est tempête tous les jours, canicule le dimanche, et que les merguez ont goût de cochon.
Bah si. C'est toujours de notre faute, pour ça qu'on les a élus. Eux savent avec précision l'ampleur des dégâts, et prévoient en conséquence.
Quand ils supposent à côté et que leurs économies provoquent la pagaille, qu'est ce qu'on peut ?
Simple, c'est de notre faute, comme d'hab'. Tu as droit de payer, sinon c'est prison. Te plains pas, il y a des endroits tu payes et c'est prison quand même.
Puisque c'est comme ça, je me barre au fond de moi-même chercher une solution.
Si tu dégotes un quelque chose de bien, ils trouveront un moyen pour dire qu'ils savaient depuis longtemps, ils attendaient juste que tu t'en rendes compte.
J'y vais, après on verra.

Alors, au fond de toi, la vérité n'est toujours pas habillée ?
Elle a pris un coup, la petite dame. Mais j'ai rencontré un type là-bas. 'Paraît pas idiot ce qu'il raconte.
Et c'est quoi ?
Le mec m'a dit que personne ne veut l'entendre. Il était d'ailleurs étonné que j'accepte de l'écouter.
Vas-y, explique.
Pas la peine, tout le monde refuse son idée.
Toi, on dirait que ça te cause.
Oui, mais c'est trop logique. Les gens, la logique les dérange. Tu comprends ? 'Peuvent plus rire avec la logique.
Comment tu veux que je comprenne, puisque tu ne m'as rien dit. C'est logique, ça.
Tu as raison. Le type, on a bien parlé ensemble. Lui, en résumé, dit, le mot sur lequel converge les maux : surpopulation.

Lundi 23 mars 2020 – disparition

Tu as compris ? Il arrive, tu lui plantes où tu peux, après on est pénard. Attention; le voilà.
Où ça ? Je vois rien.
Je l'entends, il ne va pas tarder. Tiens-toi prêt.
Tiens-toi prêt, tiens-toi prêt. T'en as de bonnes, je commence à fatiguer. Ça fait deux heures, soi-disant, qu'il arrive. Toujours rien. Tu crois pas qu'il a repéré le manège ?
On ne va pas s'affoler.
Je ne m'affole pas, je commence à fatiguer, je voulais te le dire. Quand je fatigue, je m'énerve plus vite. 'Faut le savoir. Et aujourd'hui, plus vite c'est maintenant. Puisqu'il ne vient pas, moi aussi je me barre. Salut.

Mardi 24 mars 2020 – pouvoir être confiné

Hé, tu te réveilles. C'est l'heure de se coucher.
Pas terrible ce film.
Te plains pas, tu as vu le meilleur.
Il est quelle heure ?
23 heures 40.
Quand j'étais en prison, à 10 heures, terminé la lumière.
Tu te rappelles, demain tu fais les courses.
Chouette.
Tu prends la liste, les cabas. T'oublie pas ton attestation. Tu fais pas le mariole. Tu dis pas bonjour à la dame. T'embrasse personne. Pas d'accolade. Tu gardes tes distances. Tu touches pas les gens. Tu ne vas pas à plus de deux kilomètres d'ici. Tu jettes tes mouchoirs en papier. Tu touches pas à la marchandise. Tu tousses pas. Tu craches pas. Tu rentres avant le couvre-feu. Tu ramènes personne ici. Dès que tu arrives à la maison, tu t'essuies les pieds. Tu jettes ton masque, tes gants. Tu te laves les mains.stop 4369847 960 720
Dis donc, c'est plus ce que c'était la liberté.
Ta gueule, c'est pour ton bien.

Mercredi 25 mars 2020 – défaire l'union, tisser des liens

Tu n'as pas vu rentrer une dictature ?
Pas fait gaffe, je confine avec mes potes aujourd'hui.
Comment ça se fait ? Ils contrôlent de partout. Ce matin, impossible de mettre le pied dehors pour acheter une brosse à dents. Dans trois jours, je vais renifler du bec, moi.
Je te prête la mienne.
Si la police entend ce discours terroriste, je leur dis que je ne te connais pas.
Hé.
Quoi ?
Tu crois que les dignitaires russes embrassent toujours sur la bouche ?
Terroriste. À propos, tes amis, ils ne baignent pas dans le terrorisme ? Par hasard.
J'en sais rien, ils parlent de tissage. Il y a plus que ça, d'après eux.
De tissage ? Pas con. Regarde Pénélope, pas la Fillon, celle d'Homère.
Homère ? Il pue le pléonasme ce nom.
Pourquoi tu dis ça ?
Pour l'ambiance, t'inquiète. Tu disais, Pénélope.
Je sais plus. En tous les cas ils disent, si nous sommes unis, ça fera moins mal.
Tu crois ça ?
Ils le disent en tout cas. Et ils sont un paquet.
Tu vois les CRS avec leurs grenades et leurs bombes lacrymo, unis avec les Gilets Jaunes ? Tu vois les milliardaires donner la main aux SDF ? Tu vois monsieur et madame Toulemonde inviter des Gitans à dîner ?
Tout de suite, tu exagères.

Jeudi 26 mars 2020 – ne restons pas silencieux

Qu'est-ce que tu dis ?
Moi ?
Il n'y a personne d'autre ici.
J'ai rien dit.
C'est la radio alors.
Une radio, ça se connecte avant d'entendre quoi que ce soit.
J'aurais juré que quelqu'un parlait.
Ça disait quoi ?
Pas clair, justement.
Un ordre d'idée, une tendance.
J'ai beau chercher. Beaucoup de flou.
Fais un effort.
Comment tu fais un effort pour te souvenir de quelque chose que tu n'as pas compris ?
Tu as pris tes calmants ?
La question n'est pas là.

Vendredi 27 mars 2020 - résilience

J'aime bien rebondir.
Reste en place, nom d'un chien, j'arrive pas à t'attraper.
J'aime bien rebondir.
Arrête de dire ça.
J'aime bien rebondir.
Quand je vais te choper, tu t'en souviendras.
J'aime bien rebondir.
Pas possible de continuer comme ça.
J'aime bien rebondir.
Ok. Tu gagnes pour cette fois.
J'aime bien rebondir.
Mon dernier mot reste à venir.
J'aime bien rebondir.
On a compris, à demain.
J'aime bien rebondir.

J'aime bien rebondir.
C'est con il est parti, on s'amusait bien.

Samedi 28 mars 2020 – on a bien fait

Un peu qu'on a bien fait.
Et si c'était à refaire, c'était à refaire.
Moi aussi.
On est d'accord ?
J'y crois pas.
Moi non plus, comme dirait l'autre.
Qui a dit qu'on n'y arriverait jamais ?
Conardvirus, si je me souviens bien.
À propos, qu'est-ce qu'il devient ?
Il fait son show.
Il a un show ?
Je veux, tournée mondiale, et tout le tralala.
Pas si con alors.
On l'a aidé.
Ça m'étonnait aussi.
Y en a, ils ont du bol.
Je ne l'envie pas tu sais.
Quand même.
Toujours sur les routes. Pas moyen de se poser. Ça marche au moins ?
Son succès tourne les têtes. Beaucoup veulent sa mort.
Ha bon ? Pauvre ConardVirus. Tu crois qu'il nous dirait encore bonjour ?
Pas fier le gars, toujours le même, il paraît.
Tu crois qu'il va passer par ici ?
'Va pas tarder, à mon avis.
Super. Tu te rappelles quand on lui a fait croire que la chauve-souris était la chrysalide du pangolin ?

Dimanche 29 mars 2020 – chanson du dimanche

Si je chante c'est pour moi
Que pour moi
Que pour moi

Les autres derrière l'écran
C'est pas marrant
Sont partis
Depuis que la centrale
Ça casse le moral
C'en est fini
Elle aussi
Elle a pris
Un virus
Et maintenant
Je reprends
Mon chorus

Si je chante c'est pour moi
Que pour moi
Que pour moi

Mon téléphone
Est aphone
Avec la saturation
Les satellites
Se délitent
Plus de communication
Dans la rue
C'est foutu
Pas âme qui vive
La dérive
Dans mon deux pièces
C'est pas la liesse

Si je chante c'est pour moi
Que pour moi
Que pour moi

Lundi 30 mars 2020 – aujourd'hui, je débride

Dans mon confinarium, difficile de débrider. Ménage party obligatoire.
Laver la vaisselle. La tremper d'abord. Vider les poubelles. Ce qui dort à côté, éventré ou pas, dehors. Un coup de balai, allez deux. La serpillière après. Ou plutôt l'aspirateur, nettoyeur vapeur, trois en un. Peinard, moderne, rapide. Merde. Le sac poussière saturé, jamais réussi à trouver des neufs. Retour case balai, ça consomme moins d'électricité, une part de fromage supplémentaire devrait convenir pour compenser l'effort. Tiens, je balaierai la chambre, tant que j'y suis. Changer le lit aussi. Il en a besoin. Et moi itou. Quand tout brillera, les vitres joueront les souillons du confinarium. Et si je commençais par là ?
Récapitulons. Les vitres, le balai, deuxième tour, la serpillière, le rinçage, les poubelles. Non les poubelles en deuxième, pour voir le sol. J'oubliais le lit. D'accord. Ça finit par la vaisselle. Un programme pour deux heures non stop.
Je mets la vaisselle à tremper. Avant je sors le lave vitre. Où qu'il est ?
Marre de chercher.
Envie d'écrire tout ça, alors je disais.

Mardi 31 mars 2020 – oubliés

Meuh non. On ne l'a pas oublié le petit Syrien.
Alors, il n'a plus ses bon-bombes.
Hôôô, il sourit.
Qu'il est mignon.
Et ton copain Kurde ?
Il est parti ?
Non, il se cache.
Ho le coquin.
Et le vilain Bachar, il est où le vilain Bachar ?
Et le Poutine, a pu Poutine ?
L'est content alors.
Et le petit Palestinien, il va bien lui.
On l'entend rien dire.
L'a bobo avec le corona ?
Ho, l'est méchant le corona. Vilain, pas beau.
Et le Gitan, l'est toujours là le Gitan. Il vend pas ses paniers. L'est gentil.
Ho, regardez-moi ça. Le SDF dehors, mais il a pas le droit. Il va se confiner où ?
Où ça qu'il va se confiner le SDF ? En zonzon. Fait chaud en zonzon.
Et le Tchétchène ? L'a fini les bêtises le tchétchène ? L'est gentil tout plein, maintenant.
Aller, c'est l'heure des infos, au revoir les enfants, je vais écouter Radio-CoronaVirus.

Mercredi 1er avril 2020 – Poisson d'avrilchemin

Aujourd'hui j'ai emprunté le chemin 342.
Le poison de mars commence à grossir, 4.000 cadavres mangés depuis ce matin. Une enflure disent les aigris. Sur ce chemin, plus sérieux que les autres jours, je remarque sa fraîcheur bleuâtre, jaunâtre me dit le chien.
Dis, comment tu fais pour porter tout ça ?
Attention. Aujourd'hui, tout devient sérieux. Si tu es incapable de présenter une attestation, datée, signée, qui explique pourquoi tu es vivant sur le chemin, on t'enferme.
Je résume : des couleurs agrippées aux poissons tentaient de s'évader vers le ciel. Je marche, sans discuter. La marée humaine se déversera plus tard. Nécessaire de se contenter de peu. Un policier virtuel pousse dans ma tête. Pousse tout. Interdit de marcher.
Interdit de toucher.
Interdit de baver.
Interdit de tousser.
Interdit de donner.
Interdit de quoi maintenant ?
J'ai du gel hydro-aseptique.
J'ai nettoyé le chemin, si propre à présent, je fais de chouettes galipettes cacahuètes.
Pourquoi la police a une voiture toute blanche le premier avril ?

Jeudi 2 avril 2020 – ma panoplie

J'ai tout le nécessaire pour le combat du jour.
Demain, j'attaque les moulins de la connerie ambiante. Il y a un de ces boulots, on m'a dit.
J'ai la forme. Un masque artisanal anti-air. Une camisole à l'épreuve des balles. Des chaussures blindées, découpées dans du pneu recouvert de tôle. Pour le bouclier, la vitre blindée d'une voiture ministérielle. Côté défense, trois frondes fabriquées avec des chambres à air. Un bidule profilé dans une batte de base-ball, du grand art dû au savoir-faire de mon beau-frère. Pour les jours de repos, le siège avant d'une voiture de luxe.
La connerie automobilesque en a déjà un coup.
Mon équipement week-end comporte un barbecue intégré, plus un système pour l'apéro, nécessaire de l'améliorer. J'aimerais à la place, un distributeur de chips.
Pour les intempéries, des palmes. Pour la tempête, des poids de 25 kilos. Là on perd en mobilité. Mais, indéboulonnable, le mec.
Je ne vois pas de casque.
Je vais faire à l'ancienne : un saladier en métal.
À l'attaque.

Vendredi 3 avril 2020 – et après

Il ne suffit pas de sortir sain et sauf de l'épreuve du confinement.
Nous devons réagir en vu d'assurer un avenir meilleur.
Je suis d'accord pour changer le futur, pour instaurer un monde plus sûr.
Ça commence sans tarder. Raison pour laquelle j'ai réclamé aux personnes qui me doivent de l'argent de songer dans les plus brefs délais à me payer. Additionné aux économies réalisées depuis que je ne fume plus, avec mon pécule d'argent noir, je ne m'étale pas sur sa provenance, il y a assez pour un confinarium une place, avec invité temporaire.
Sur Internet, j'ai dégoté la perle rare. Son nom, Belle Quarantaine.
J'ai commandé l'antépénultième unité qui leur reste. Une chance. Moi qui en ai si peu en temps ordinaire.
Ils me livrent sitôt le confinement terminé.
En prime, ils m'offrent l'option cubitainer de vin, duo d'apéritifs, et merguez.
Leur module pain frais tous les deux jours, je le trouve cher. L'option chauffage intégré atteint un tarif de dingue. Ils profitent de la détresse des gens.
Pourvu que le confinement 2021 se déroule l'été.

Samedi 4 avril 2020 – comptage

J'ai réfléchi, j'ai lu, sans oublier d'écouter. La nuit, ça tourne toujours dans ma caboche. On a loupé quelque chose, pas possible d'en arriver là comme ça.
Je me suis dit, si on en parle plus, si on ne les voit plus, ça se trouve, y en n'a plus. 'Faut éclaircir la situation.
'Suis allé à la présidence, demander un laissez-passer permanent qui me permettra d'organiser mes recherches, sans modération. Ils ont compris ma démarche.
Avec ce papier, les flics ne rigolent pas. L'autoroute, tous les jours si je veux. Je m'amuse à retourner au magasin juste pour acheter un paquet de chewing-gum, alors que je n'aime pas ce truc. Ces messieurs de la police ne sortent même pas leur calepin pour me verbaliser.
Ce que je fais, un jour la nation m'en récompensera. Ce n'est pas mon but, je m'en fous de la gloire, ce qui m'importe : les espèces en péril, les individus que cette crise détruit chaque jour.
Et me voilà parti, pour combien de temps ? À la recherche de cette espèce disparue. Si respectée, vantée, en d'autres temps. Pas si loin d'ailleurs.
J'ai bourlingué, 'pouvez me croire.
Un jour, j'en repère un. Encore en bon état, la larme à l'œil quand même. Un petit bâton sur mon carnet. Une semaine de prospection pour ce bâton. Si j'en dégote un autre dans une semaine, cela signifiera le caractère imminent de l'extinction.
Dix jours, oui, dix jours après j'en rencontre un. Moins frais celui-là. Mal coiffé, vêtements négligés, chaussures souillées. Haleine, option chacal. Voilà ce qui m'a décidé à entreprendre une campagne de réhabilitation pour les premiers de cordées. Sauvons les premiers de cordées, avant qu'ils ne disparaissent. Refusons le gâchis de la diversité biologique.
Un premier de cordée sauvé, cinq ruissellements retrouvés. Ne l'oubliez pas. Merci pour eux.

Dimanche 5 avril 2020 – les souvenirs s'effacent

La plupart ne s'en rendent pas compte, l'oubli mène le monde. Je regarde mon carnet, je vois rien de noté. Conséquence, je ne sais plus ce dont je voulais m'entretenir.
Comment en vouloir aux autres ?
Le problème, c'est le chef, s'il oublie qu'il est chef, comment on fait ? Y a bien un sous-chef qui se rappelle. Parce que des sous-chefs, il y a. Dans le tas au moins un, 'faut espérer, se rappelle qui est le chef. C'est mieux quand il y en a, en plus, qui se rappellent, 3, 4, 10. Parce que des fois, le sous-chef croit se rappeler que c'est lui le chef, et c'est pas vrai.
On oublie, mais des fois on se trompe. Et il y en a, ils se trompent exprès. Et c'est pas si rare.
Ha oui, le chef dit un truc, tout le monde trouve intelligent, même ceux qui sont pas sous-chefs. Et ils répètent comme le chef. Tout le monde fait ce que le chef a dit, sauf ceux qui aiment que la rigolade, ceux-là on les compte pour du beurre.
Ça y est, je me rappelle : il y a pas si longtemps, le chef a dit, « pour les masques pas la peine ». Tout le monde comprend, et dit « pas la peine ».
Après le chef a dit, « les masques pas la peine, mais on peut si on soigne ». Tout le monde répète, « pas la peine, mais on peut si on soigne ».
Depuis hier, le chef, il dit « maintenant, pour le masque si on veut tout le monde peut, parce que c'est mieux ». Tout le monde dit pareil.
Et moi je réfléchis, c'est bizarre tout ça. Le chef, les sous-chefs, les sous-sous-chefs, les autres, même ceux qui aiment rigoler. Tous ont oublié un truc qu'on nous disait souvent quand on voulait pas faire comme il faut. Ce truc, je ne sais plus ce qu'il vaut maintenant, mais personne n'en parle. Surtout à propos des masques. Parce que si on en tient compte, depuis le début, par principe de précaution, c'est ça le truc, on devait mettre des masques depuis le début.
Comme quoi aux chefs, et à tout le monde, le ConnardVirus leur a attaqué la mémoire.

Lundi 6 avril 2020 – confinitude obsession

Je sais quoi faire. J'ai ça à faire. Je sais quoi faire. C'est ça que j'veux faire.
À dire je sais quoi faire, j'ai ça à faire, je sais quoi faire, c'est ça que j'veux faire.
Une passion à dire je sais quoi faire, j'ai ça à faire, je sais quoi faire, c'est ça que j'veux faire.
J'ai découvert une passion à dire je sais quoi faire, j'ai ça à faire, je sais quoi faire, c'est ça que j'veux faire.
Grâce au confinement, j'ai découvert une passion à dire je sais quoi faire, j'ai ça à faire, je sais quoi faire, c'est ça que j'veux faire.
Afin de me soulager, grâce au confinement, j'ai découvert une passion à dire je sais quoi faire, j'ai ça à faire, je sais quoi faire, c'est ça que j'veux faire.
Je suis si bien, afin de me soulager, grâce au confinement, j'ai découvert une passion à dire je sais quoi faire, j'ai ça à faire, je sais quoi faire, c'est ça que j'veux faire.
Quel plaisir, je suis si bien, quel soulagement, grâce au confinement, j'ai découvert une passion à dire je sais quoi faire, j'ai ça à faire, je sais quoi faire, c'est ça que j'veux faire.
Quel plaisir, je suis si bien, quel soulagement, grâce au confinement, j'ai découvert une passion je sais quoi faire, j'ai ça à faire, je sais quoi faire, c'est ça que j'veux faire.
Quel plaisir, je suis si bien, quel soulagement, grâce au confinement, j'ai découvert, je sais quoi faire, j'ai ça à faire, je sais quoi faire, c'est ça que j'veux faire.
Quel plaisir, je suis si bien, quel soulagement, grâce au confinement, je sais quoi faire, j'ai ça à faire, je sais quoi faire, c'est ça que j'veux faire.
Quel plaisir, je suis si bien, quel soulagement, je sais quoi faire, j'ai ça à faire, je sais quoi faire, c'est ça que j'veux faire.
Quel plaisir, je suis si bien, je sais quoi faire, j'ai ça à faire, je sais quoi faire, c'est ça que j'veux faire.
Quel plaisir, je sais quoi faire, j'ai ça à faire, je sais quoi faire, c'est ça que j'veux faire.
Je sais quoi faire. J'ai ça à faire. Je sais quoi faire. C'est ça que j'veux faire.
Trois fois par jour, plus si gros problème à endiguer.
Ma nouvelle vie grâce au ConnardVirus se dirige droit sur l'extase.

Mardi 7 avril 2020 – le retour du hippie sans lit

Je veux pas finir hippie.
Pourquoi ?
J'aime pas les cheveux longs, j'aime pas la musique avec sitar et tablas, j'aime pas l'encens, j'aime pas les tuniques, j'aime pas les pieds sales. J'aime pas les fleurs dans les cheveux. J'aime pas les bagues plein les doigts, j'aime pas les écharpes de Bénarès.
C'est fini tout ça. Les hippies un peu sérieux se déplacent en jet privé, costard-cravate, coupe Daniel Galvin, chaussures en cuir d'agneau.
Alors là je veux bien.
Je me disais aussi.
On part quand ?
Aussitôt que je reçois le « Manuel de la vie au grand air », commandé sur Internet.
Excellente idée. Tu me le prêteras ?
Je ne prête plus dans ma nouvelle vie, je loue.
Combien ?
Tout dépend de ce que tu proposeras, et du nombre de personnes qui veulent le lire.
C'est sérieux toi.
J'ai un jet privé à acheter.
Il arrivera quand ton bouquin ?
On me le livre en 24 heures. J'ai passé commande il y a deux jours. Avec l'embrouille que j'ai manigancée, ça prend plus. Comme ça, ils remboursent la livraison et la moitié de l'objet acheté.
Dis donc, t'es affûté toi.
J'ai un costume trois pièces, cousu main, à acheter.
Ta maison là-bas, elle est comment ?
Dans le bouquin, on peut choisir entre trois modèles. J'hésite encore.
T'as une piscine ?
Et l'écologie, voyons.
J'suis con.
Un petit jacuzzi suffit. Tiens, le site du bouquin m'envoie un mail. Ils me disent, comme ils connaissent mon numéro de carte bleue et que je suis difficile à trouver, qu'ils s'autorisent à prélever trois fois le prix d'une livraison standard. Les salauds.
L'homme est une hyène pour l'homme.

Mercredi 8 avril 2020 – les jours d'aprèstransformation 4990460 960 720

Qu'est-ce tu préfères pour les jours d'après ?
D'après qui ?
Le virus, le confinement. Tout ça quoi.
C'est quand ?
Dans, je ne sais pas au juste, disons trois semaines.
Je préfère continuer comme on fait là.
T'en as pas marre de rester enfermé ? De voir personne ?
C'est pas pour dire, on voit moins de cons de cette façon.
Peut-être, mais ta famille, tes amis ?
Y a des cons partout.
Si tu veux, mais il n'y a pas que des cons.
J'ai Zoom, Skype, Facebook, Instagram, Tweeter, Leboncoin, la Fnac, Cdiscount, Netflix, Amazon, là il y a plein de gens supers. Si on veut pas les voir, facile.
C'est pas une vie ça.
C'est pas la mort.
Pour acheter ta bouffe quand tu veux, ce que tu veux, où tu veux.
Uber livraison.
Faire des voyages.
J'ai un casque 3D, je vais où bon me semble. Pas de grève, pas de virus, pas de manif, pas de volcan perturbateur, pas de crash, pas de mauvais plan, pas de langue incompréhensible, pas de bouffe dégueulasse, pas de guide à lire, pas de jetlag, pas de queue à la douane, pas d'argent à changer, pas de chaleur insupportable, pas de froid horrible. Que du bonheur.
Admettons. Mais les rencontres ?
Meetic.
Pour toi les jours d'après, c'est maintenant, quoi.
J'allais le dire.

Jeudi 9 avril 2020 – cueillette sauvage

J'en ramasse des baies, des herbes, des fleurs, des fruits, les champignons. J'en mange, j'en bois, confiture, sirop, limonade, fricassée, salade, tisane. Le supermarché Nature ouvert 24 sur 24. Pas de caddie. Pas d'emballage plastique. Pas de caissière. Pas de gondole. Pas de service réclamation.
Tu peux chercher les panneaux qui indiquent ce qu'il y a dans les rayonnages. Tu peux chercher longtemps.
Dans ce magasin on observe, savoir attendre. Sentir, écouter.
Selon tes envies, direction forêt, balade dans les prés, au bord de l'eau, le sous-bois. Les haies.
Impératif, s'harmoniser avec les saisons.
Savoir ce qui est bon, savoir ce qui est poison. Se renseigner. Apprendre.
Un principe, quand il y a un doute, pas de doute tu ne prends pas.
Les cueillettes civilisées ne sont pas désagréables quant à elles. Jeune, elles avaient mes faveurs. Abricotier de banlieue. Pommier des champs. Cerisier de campagne.
C'est si bon, tous ces chapardages.
La limonade de sureau, fer de lance de mes productions. Son autre nom, plus poétique, j'adore : le champagne des fées. Avec ça, on étonne le Parisien de base. J'ai vu des Berruyers s'émerveiller de cette saveur délicate, puissante, fleurie.
On n'en finit jamais avec ce magasin.

 

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Claude Brévot

(Cher) _____________________________

 

Résilience

C'est un mot sérieux, grave, qui évoque des tranches de vie où la personne déguste, et ce n'est pas du gâteau ; c'est aussi un mot qui va bien avec le titre du web-magazine (Re)bonds ; oui c'est la capacité de rebondir après une épreuve difficile, soudaine, massive et / ou de longue durée ! Une capacité certaine à résister aux coups durs !
Et toi, Marie, ça te fait penser à quoi ce mot ? Ça grésille dans la poêle et dans la cheminée, ça fleure bon la soirée entre amis ; le mot laisse entendre un bruit sympa sauf quand on est au bout du fil et que ça grésille plus que ça ne cause !
Ça grésille sous la résille quand elle coiffe en chignon ses longs cheveux blonds ; ils sont un peu électriques, à son image : tant de vivacité, de dynamisme qu'elle saura sûrement tenir le coup s'il le faut !
Résilier plutôt que se résigner ! Décider de tourner la page quand celle-ci a été trop douloureuse à vivre, partir sur de nouvelles bases, établir avec la vie un autre contrat !voyageur masqué
Les sonorités de ce mot m'évoquent aussi le parfum d'une gaufrette de l'enfance : craquante, légère et parfumée à la vanille ; il ne s'agissait pas d'ouvrir en cachette la boîte à gâteaux : l'effritement de la gaufrette sur le parquet signait le larcin ; en réalité, je crois que c'était le nom d'une marque de gaufrette « Résille d'or », définitivement associée à un plaisir gourmand !

Puisse ce temps – hors de l'espace-temps – que nous vivons, dans sa durée, apporter, par la magie d'un mot, des images que l'on croyait enfouies et qui peuvent aider, y compris dans des conduites de résilience.

Le voyageur masqué et le postillon

Cahin-caha sur les routes de France
Allait la diligence
Guidée par le postillon en redingote à l'avant.
« Fouette cocher » ! lui dit le voyageur de l'intérieur.
Le terme de cocher ne plut point au postillon.
Piqué au vif, il usa de sa cravache
Et l'ornière fut fatale :
L'essieu rendit l'âme
Le sieur de l'intérieur - qui voyageait masqué
Chut et le masque glissa...
Le postillon rouge de colère
Postillonna si fort à l'endroit du malappris
Que celui-ci très déconfit ne se releva pas immédiatement...

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# 35 Ecrire ensemble 3 Tue, 21 Mar 2017 13:37:42 +0100
Ecrire ensemble... l'insoupçonnable... http://www.rebonds.net/35ecrirensembleepisode3/596-ecrireensemblelinsoupconnable http://www.rebonds.net/35ecrirensembleepisode3/596-ecrireensemblelinsoupconnable Suite des contributions partagées dans le cadre de l'appel à Ecrire ensemble lancé par (Re)bonds le mardi 17 mars 2020.

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Les autres

Catherine B. - (Cher) ____________________

 

Mardi 31 mars 2020

Parlons des « autres ». Ces deux « autres », avec qui nous cohabitons depuis si longtemps, de ce ballet discret instauré depuis peu afin de respecter, dans la maison, la distanciation sociale désormais requise.

De ces drames, si peu verbalisés, si présents, qu'ils vivent en silence : l'annulation de leurs convocations tant attendues et qui venaient d'arriver, et enfin le Covid-19 qui vient de s'inviter dans la maison de la maman de H. Elle est malade, ça lui serait fatal.
Le lendemain, le Covid s'incruste un peu plus dans notre quotidien : ma fille, infectée depuis des jours, nous téléphone qu'elle peine désormais à respirer. S., lui, n'a aucune nouvelle des siens.

Les « autres » assistent silencieusement à nos drames, comme nous aux leurs, ils se confinent scrupuleusement, jardinent et font la cuisine. Je passe mes après-midis auprès de ma mère, qui a perdu l'esprit, qui n'a plus de mémoire, qui dit qu'elle va mourir, qui me demande inlassablement d'enlever mon masque. Lorsqu'il rentre, Marc raconte l'enfer d'une réanimation au courage infini.
Voila tout ce que nous avons à leur offrir, une galère de plus, une épreuve de plus, nous ne rions plus, nous savons que nous n'en sortirons pas tous vivants.

 

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Journal de l'âme errante au temps d'un confinement

Pierre Bastide - Nièvre __________________________________________________________

 

Jeudi 19 mars 2020

Correspondance avec Marie Maher.
Elle : « Comme il est agréable ce temps où nous entamons une correspondance surgie d’un passé révolu bien qu'irrésolu…  
Correspondance qui te rend la présence que je te dois moi aussi maintenant et qui balaie tous les il était une fois. »

Rappel. Petite histoire d'un retour gagnant :
Le 8 mars, I. me transmet un mail que les Tisseurs de mots ont reçu d’une certaine Marie Maher :

« Bonjour, je cherche le contact de Pierre Bastide. J’aurais voulu partager avec lui ma première publication. Il n’y est certainement pas étranger… Il y a des millions d’années, c’était mon prof de français. Il m’a sorti, sans le savoir, la tête de l’eau avec ce qu’il avait sous la main, des livres. Je le pense présumé coupable dans mon édition… J’ai des comptes à régler. Merci si vous avez des infos sur son contact. Belle journée à vous. Marie Maher ».
Je ne lui ai pas transmis ton contact, je te laisse décider.
I. »

Suite de quoi, je prends contact avec Marie Maher, je lui demande c’était quand il y a des millions d’années.

Réponse :

« Bonjour Pierre,
1988, 1ère A1. A l’époque j’avais un nom qui ne ressemblait à rien. Alors j’ai travaillé ça.
J’ai commencé par faire enlever le deuxième prénom que mes parents avaient connement attaché au premier (Laure).
Je me sentais déjà mieux. Après, j’ai voulu en finir avec mon nom d’immigrée espagnole (un nom en -ez donc).
Alors je me suis mariée et j’ai pris le nom de mon mari. Lui, il avait plutôt un nom d’immigré polonais, alors je l’ai coupé en deux et je n'ai gardé que la deuxième moitié.
Pour résumé et en venir aux faits, l’élève que vous avez ensorcelée à coup de Breton et qui a fait par la suite son mémoire de maîtrise dessus s’appelait Marie-Laure R.
Vous êtes même venu la voir chez elle à Clermont-Ferrand.
Elle est morte depuis une vingtaine d’années. Maintenant, c’est une certaine Marie Maher qui a emménagé à sa place…
Elle est vraiment plus sympa !
Plus sérieusement maintenant… C’est un peu grâce à vous que j’en suis là aujourd’hui, j’en suis persuadée.
Vous ne l’avez pas su à l’époque mais ma vie était un vrai champ de bataille.
J’ai envie de le partager, ça vous appartient un peu.
Amitiés
Marie »

Vendredi 20 mars 2020
Nevers, c’est le printemps !

Confinement :
Sueurs froides
Bouffées de chaleur…
La fièvre ?
Non, La peur !

Retour sur hier :
Il y a des moments de grâce où un trait d’union vire spirale en s’allongeant – et le passé se fait présent.

Repensé à mon circuit de marche à travers champs à Moissat (notre résidence secondaire, dans le Puy-de-Dôme).
Le point de retour c’était la borne, la stèle commémorant feu le village d’Espezin : « De nombreux tessons de terre cuite (tuiles et poteries) dans les champs environnants attestent de l’existence d’un village de l’époque gallo-romaine. Au Moyen-Age, nos ancêtres construisirent ici une église et un cimetière. Ce fut le lieu de culte et d’inhumation de la paroisse de Saint-Rémy-d'Espezin… »
Repensé aux tessons qui jalonnèrent notre balade conduite par Gégé autour de son village de La Borne (Cher), village de potiers…
Et une association d’idées n’en empêchant jamais une autre, re-pensée aussi, alors que sur le chemin en proie au soleil bien tapant, je voyais se rapprocher le bosquet qui abrite la dite borne d’Espezin : pensé aussi à cette phrase de « L'étranger » : « Je voyais de loin la petite masse sombre du rocher (j’avais envie de retrouver l’ombre et son repos). » Me suis dit que je tenais là une nouvelle phrase d’entrée dans « L'étranger ».

Dimanche 22 mars 2020

L’aventure, non, disons l’affaire : l’affaire que c’est, de sortir, de ce temps !
Le protocole qu’il faut suivre.
La distance à respecter.
Pas plus de quatre dans la boulangerie.
Traits rouges au sol : un mètre de distance.
Le dévoiement des mots : c’est la guerre, a dit le président. Tu parles !
Ne se mouche pas du coude !
Distanciation, ils disent : Brecht doit se retourner dans sa tombe.

Mercredi 25 mars 2020
Nevers, froid ressenti (« la seule bise actuellement permise »)

Alors que S. venait de me dire qu’elle était contente parce qu’elle avait vu une mésange dans le pommier en fleurs, j’entends Augustin Trapenard lire une lettre de Erri De Luca où il évoque Rosa Luxembourg. Une lettre qui commence ainsi :
« Chère Nicoletta,
En ces jours, je relis. J’ai à nouveau sur mes genoux les lettres de Rosa Luxembourg depuis la prison de Berlin. Dans l’une, adressée à Mathilde Jacob le 7 février 1917, Rosa raconte le cri de la mésange, tss-vi, tss-vi. Elle sait l’imiter au point que la mésange s’approche de ses barreaux.
« Rosa écrit :
Malgré la neige, le froid et la solitude, nous croyons, moi et la mésange, à l’arrivée du printemps.
Et nous voici aux jours qui déclarent l’hiver expiré. Tu es recluse, et par une mystérieuse solidarité, un peuple tout entier s’est enfermé chez lui. » »

Mail à la liste Ateliers de Pougues et Manège du Cochon Seul

« Bonsoir,

La mésange qui chantait ce matin dans le cerisier en fleurs de mon espace jardin et celle qu’évoque Erri De Luca, la mésange que Rosa Luxembourg imitait derrière les barreaux de sa prison, se rejoignent à travers l’espace, le temps, en dépit des confinements,  emprisonnements, etcEt c’est l’écriture, qui permet ça.
(Et la voix, la lecture (la voix de Trapenard lisant cela à la radio…
Ta voix peut-être qui la lira à … )
L'écriture nous permet d’être ensemble même dans l’impossibilité de l’être.
Ainsi, ai-je percé les murs du confinement et trompé l’ennemi, aujourd’hui. »

Mercredi 25 mars 2020, même endroit, même temps :

Suite :

et encore plus aujourd’hui où je me reporte au livre (Henri Michaux, « Mouvements », 64 dessins, un poème, une postface) où les premiers migrants d’en creux de Chine furent recueillis.

Dans le poème, Michaux écrit :

« Etant seul, on est foule
(…)
Adieu bipède économe, à la station de culée de pont
Le fourreau arraché, on est autrui
N’importe quel autrui
On ne paie plus tribut
Une corolle s’ouvre, plongée sans fond… »

Et dans la postface, où Michaux prévoyait qu’il ferait des émules :

« Qui, ayant suivi mes signes, sera induit, par mon exemple, à en faire lui-même selon son être et ses besoins, ira, ou je me trompe fort,
A une fête, à un débrayage non encore connu, à une désincrustation, à une vie nouvelle ouverte, à une écriture inespérée, soulageante, où il pourra enfin s’exprimer loin des mots, des mots, des mots des autres. »

Une écriture soulageante…
Kézako…
Une écriture inquiétante, je dirais
L’inquiétante étrangeté de l’être écrivant
Mais il est vrai
Qu’écrire, quelque part c’est « se soulager »
Un roi sans divertissement :
Il est allé se soulager sur le tas de fumier
Ecrire, comme forme de la prière, écrivait Kafka.
Quelque part, c’est bien ça !
Tu te retires pour écrire
C’est à part.
Il est où ton à part dans ton appart ?
Une chambre à soi, Virginia
Où tu mets ton sacré,
Le petit coin où tu te sors les TRIPES pour atteindre l’ESPRIT
Tu te souviens, il est où
Le temps où tu écrivais
J’ai le feu sacré quelque part
et vous, vous rêvez où ?

Jeudi 26 mars 2020

Gégé nous a envoyé hier la recette du onzinet :

« Le onzinet est une forme poétique.
Le onzinet (traduction par Benoît Richter, vient de l’allemand Elfchen, lui-même traduit du néerlandais Elfje) représente un poème de forme fixe inventé aux Pays-Bas dans les années 1980. Il se compose de 11 mots répartis comme suit :
Vers 1 (1 mot) : un objet, une idée, une sensation, une personne, de préférence extrait de vos notes préparatoires…
Vers 2 (2 mots) : ce que fait cette chose.
Vers 3 (3 mots) : répondre à l’une des questions où, comment, quand cela se produit.
Vers 4 (4 mots) : ce que cela signifie, quelle interaction.
Vers 5 (1 mot) : conclusion, ce qui en résulte.
Pas d'obligation de rime. »

Onzinet, soit, on s’y met !
J’ai improvisé celui-ci, ce matin :

Nocturne
Je rêve
Un monde fou
Au temps des cerises
RÊVOLUTION

(J’ai hésité pour le dernier mot : cela aurait pu être Commune ? 68 ? Espoir ? Prémonition ? 2020 ?)

Mais pour raccrocher ça à ma proposition écriture des objets :
sur mon bureau, il y a des cahiers (mon journal des temps non confinés),
arrêtons-nous sur le cahier en cours :

Cahier
Orange alerte
Ouvre ses pages
« Pour desserrer les nœuds »
Relier

Vendredi 27 mars 2020
Nevers, temps retrouvé

Fouilles archéologiques pour mettre la main sur :
L’Épître à débris (que je cherchais parce que tout de même).
J’ai le feu sacré quelque part, c’est un besoin urgent à soulager, non, même si ça date de 40 ans. Mais j’ai doublé l’invention : je relis « Le Réquiem pour un amour recomposé » de Jeros Mathusek et là, je me dis, putain, oui, où il est le temps où j’écrivais comme ça :
« La nuit hurlait dans les loups de la veine… »

« Il n’y a plus de loups n’est-ce pas
Il n’y a plus d’il était une fois. »

Samedi 28 mars 2020
Nevers, ciel bleu sur toute la surface encadrant l’aire de confinement

La photo du jour :

papillon pierre

Envoyé en mail au Manège avec commentaire :

Le cerisier pour faire ses feuilles imite l’insecte.
On dirait des ailes, on dirait un papillon,
Mais ce sont des feuilles.
Mimétisme à l’envers.
Pour échapper à quel prédateur ?
Il n’y a qu’un photographe pour s’y…. laisser prendre.

Toujours samedi 28 mars 2020

Meursault : « Pour moi, c’était toujours le même jour qui déferlait dans ma cellule et la même tâche que je poursuivais. »
La tâche. Quelle tâche ?
Kafka : « Tu es la tâche. Pas un élève à la ronde. »
A suivre…

Dimanche 29 mars 2020
Nevers,  temps passé


Le livre. Ton livre. Le livre qui ordonnerait tout, tous ces bouts de toi, tu ne sais pas par où commencer et puis tu te dis que voilà le beau temps, qu’il est commencé, il est dans tous ces bouts, ces bouts de rien, ces bouts de tout, de toi, éparpillés un peu partout.

Tu te dis qu’il faut commencer par le tunnel. Le long tunnel de l’adolescence. Tu sais bien : « on m’a volé mon adolescence ».
Si tu es toi, ça commence par là. Cette vie intra utérine-là, avant ta seconde naissance, ta vraie naissance, avant mai 68, ce long confinement-là, ce repli, ce renfermement, avant la grande ouverture du bout du tunnel, au commencement de toi.

Situer plus précisément. Tu dirais quoi ? De 62 à 68. De l’appel du 18 juin 62 à mai 68.
Non, resserre encore un peu.
Le tunnel qui va de Burluru à Louroux-de-Bouble…
L’assonance est belle et l’allitération qui va avec, une belle altération, oui…
Allez, je sais bien que c’est un tunnel mais si tu étais plus clair, on comprendrait.
Alors disons qu’une prof de musique te fait sentir le vilain couac que tu es parmi les chères têtes blondes des arts, des armes et des lois et tu te retrouves à faire l’école buissonnière, dans l’enfer glacé de l’un des hivers les plus rudes du siècle.
« Oui mais moi, je vais seul dans les rues l’âme en peine. Oui, mais moi, je vais seul car personne ne m’aime ». Parce que tu es coupable forcément coupable, incapable d’arriver à quoi que ce soit, et cela va de débine en refus d’obstacle, jusqu’à l’acte manqué qui te fait rater le stage où tu devais aller à Louroux-de-Bouble. Dernier fiasco, du moins vu dans le rétro, avant la sortie du tunnel.
Donc, disons de novembre 62 à quelque part au premier semestre 1967.
Tu t’y retrouves ?

Jeudi 2 avril 2020

Sous la douche, repensé à tout ça.
A ces photos du temps de là-bas.
Photos de groupe familial.
Le père toujours au premier rang, fortement présent, et maman, qui se cache derrière lui, alors qu’elle était plus petite, elle se mettait derrière. On ne voit qu’un bout de sa tête qui dépasse ou plutôt décale un petit bout d’elle-même. Sur la photo où je parade dans ma belle aube blanche de communion solennelle, dans la cour de la maison, par exemple. Mais d’autres photos concordent…
« Elle est toujours derrière », comme chantait Henri Salvador, mais pas dans le même sens, pas pour coller à son mari, mais pour s’effacer derrière lui.
Maman et sa vie d’intérieur, sinon de confinement, elle tenait la maison, et lui toujours dehors, au travail, au café, à la chasse, à la pêche, aux boules, allant chercher de l’herbe pour les lapins, sortant le chien, ne rentrant que pour mettre les pieds sous la table…
Papa paradant sur tant de photos de tablées d’hommes, entre hommes, sans aucune femme, sans « indigènes », pour ces mechouis gigantesques qui rassemblaient les « Européens » qu’on appellera pieds-noirs une fois « rapatriés » et ces jeunes soldats du contingent venus faire leur service longue durée en Algérie encore française pour pas longtemps…
Je regarde ces photos et je me dis que je suis là tout entier, que je ne dois chercher plus loin ma double postulation, pour le théâtre, d’un côté, le besoin de m’adresser à un public, de montrer ce que je suis ou ce que je fuis, sinon de me montrer ; et de l’autre, ma vieille timidité qui me colle à l’âme bien que je l’ai virée, mon côté timoré, ma peur de déranger, ma modestie, mon goût du retrait, de la clandestinité, du sacré, sinon du secret…
J’entends encore la prophétie du père : à vingt ans, tu seras encore dans les jupes de ta mère…`
Je réentends aussi mon père allant sur ses 101 ans, quand j’essayais de le distraire en réchauffant ses souvenirs (« rafraîchir la mémoire » : quelle horreur, cette expression !), évoquant l’Algérie, les parties de pêche, les riz à l’espagnole (on ne disait pas « paellas ») du lundi de Pâques dont il était le maître d’œuvre penché sur la grande poêle, sur le cercle de pierre où elle trouvait son lit de braises à même le sol dans la cour de l’oncle Arsène où la famille se retrouvait…
Et tout ce qu’il disait mon père, c’est : « où il est ce temps-là ! », quand il ne disait pas « li fet met » : le passé est mort…
« Mon enfance passa … Et nous voilà ce soir. » Jacques Brel

enfance pierre

Jeudi 2 et vendredi 3 avril 2020 (il est presque minuit, dictée de rêverie réorientée, au lit).

Première entrée :
NAISSANCE

L’enfant fugace tournait en rond dans sa légende.
Il n’arrivait pas à sortir.
L’ombre au tableau était un détail du tableau.
Un tableau était dans le tableau, évidemment, c’eût été trop simple autrement – Parce que le tableau qui était dans le tableau n’était pas le même que le tableau où il se trouvait…
Tu aurais su où tu étais, autrement, alors que là, tu es devant la porte de sortie, tu sais que c’est là, tu as demandé, peut-être, on te l’a indiqué en tout cas, où était la sortie, mais au moment où tu vas pousser cette porte, tu avises l’inscription ENTRÉE.
C’est marqué ENTRÉE, en toutes lettres, capitales, qui plus est,
La porte de sortie est une porte d’entrée,
Et te voilà bien avancé.

Equation :
Porte de sortie = porte d’entrée.
Réduisons :
SORTIE = ENTRÉE.
D’où, problème.
Parce que ce n’est pas entrer que tu veux, tu veux sortir.
Entrer, tu n’en as que faire, tu ne sais même pas d’où tu sors.
Mais, il faut réfléchir avant de tourner sept fois la langue dans une serrure qui n’a pas de porte, surtout quand tu as une porte sans serrure devant toi. Il y a un loquet, alors pourquoi tu n’ouvres pas.
Problème donc réflexion. Obligé.
Et si tu réfléchis, tu te dis qu’il n’y a pas lieu de s’étonner.
Qu’une porte de sortie soit une porte d’entrée, il n’y a rien de plus naturel.
Tu es bien placé pour le savoir.
Ton savoir premier, d’où tu sors pour l’avoir oublié.
Avant le premier mot, la première lettre, l’initiation initiale :
Naître, il t’a bien fallu naître, mon vieux, non ?
Faire ton entrée dans la vie, dans le monde.
Et pour cela, sortir, sortir du ventre de ta mère
Ce qui n’a pas été une mince affaire.
Tu devrais le savoir…
Tu l’as oublié, mais je suis sûr que c’est pour cela que tu hésites devant cette porte…
Tu rejoues la scène initiale…

Lundi 6 avril 2020

A Céline L.

Dans le cours de notre échange « Post-scriptum migratoire » rebaptisé « Ping bang Boum » :

Je me suis réveillé au milieu de la nuit. Infra sensible, le signal, mais le facteur était passé. Dans la boîte à lettres, la petite enveloppe blanche émettait la lumière qui m’avait alerté. Je l’ai ouverte. Je n’avais pas fait mon sac, mais j’étais prêt.
Dans le fuseau horaire d’une ancienne facture d’eau, j’ai grimpé. Ou d’électricité. Je ne sais plus. C’était peut-être une facture d’électricité. J’ai posé les yeux sur la feuille et tout de suite, ce fut le feu.
Le feu brûlait entre les pierres mais j’étais tranquille, la zone était délimitée. Le feu éclaire la scène, mais ton périmètre de sérénité reste inviolé. Tu peux continuer.
L’épouvante levait le camp. Un épouvantail, le bras levé, tourne le dos au feu qui l’éclaire et c’est de l’espoir en or, en horizon, l’audioguide te souffle la suite, c’est du Verlaine au vent mauvais qui souffle sur ma braise.
Ce feu en moi attisé qui crépite n’est pas en toile de fond.
Prends un bâton, prends une pierre. Prends une coquille de noix, prends un brin de lumière. Et cogne, cogne sur tout ce qui t’empêche de bouger.
J’ai regardé autour de moi entre rien et personne à quoi me raccrocher. Ni à qui. Et le feu était sage. Les pierres veillaient au grain. Seule une silhouette…
Accroche-toi à moi – car céleste est la voix du souffleur, à présent  –  Qui parle  –  Je est l’homme qui se fait femme  –  Découpe à contre-ciel  –  Découpe ta feuille de route  –  Guide-moi.
Elle ouvre son geste, ce disant… Et la scène est nocturne, montée sur bras levé. Sois tranquille. Elle garde ses distances. Il y a le quatrième mur entre la scène et toi. Elle est dans l’image et toi, bien à l’abri dans ton émoi.
Tu peux ouvrir les yeux maintenant. Et la voie suit le geste. La voix lactée. Le moment de renaître. Le moment où jamais…
Il y a jamais dans j’aimais. Tu regardes la petite photomaton qu’elle t’a laissée en partant. Son écriture au verso : « à toi, à jamais ». Et te voilà bien réveillé.
La scène du crime est éclairée. L’homme se fait femme à vue, tu vois, c’est pas bien compliqué… Et la femme, qui n’en est pas moins homme, a le sens du signe. Le bras levé de la femme-homme-entre-tous-les-hommes t’indique le chemin. Les pieds sur terre, les yeux au ciel, le vieil Hugo, j’y crois pas ! Hugo est une femme, j’aurais dû m’en douter.
Elle te montre le chemin des étoiles. Le doute terrestre s’envoie en l’air. Tu grimpes à la voûte céleste. La grande Ourse, le grand chariot, véhicule autorisé quand on rêve. Balade brinquebalante sur le chemin des étoiles. Trop beau pour être honnête. Pince-moi, si c’est vrai.
Mais si, tu sais : un coup de dé jamais n’effacera le révélé. Au jeu d’orgues des yeux, pousse le trois et le quatre. Ouvre les feux arrière, et vois. Tu es devant la scène du crime. La scène de nos crimes, c’est la terre, accroche-toi.   
Accroche-toi au geste ouvert. Le passage à niveau se lève, le signe ascendant qu’un poète te fait remiser tous les gestes barrières au magasin d’antiquité. Mon enfant, ma sœur, tu te réveilles, mon semblable, mon frère, tu te réveilles, donc nous sommes. La terre s’ouvre à l’immensité.

Jeudi 9 avril 2020 – Nevers, là le printemps peut se déshabiller, c’est l’été, carrément.

Bon, d’accord les nuits sont encore fraîches, mais cet après-midi, j’ai donné trois coups de pioche dans le jardin et suis vite rentré : j’étais en T-shirt et sur ma nuque, dans mon cou, la brûlure du soleil était insoutenable !

Pensé au « Je m’avance masqué » de Descartes.
Humains , encore un peu de patience, et nous serons tous philosophes.
Pour le sida, on prenait soin de « sortir couvert », là, obligé, on va sortir masqué !
Oui, la pensée philosophique aura enfin un visage humain. Tous y auront accès.
Tous égaux en philocratie. Chacun pourra dire sans mentir qu’il s’avance masqué.

Descartes : « De même que les comédiens, attentifs à couvrir le rouge qui leur monte au front, se vêtent de leur rôle, de même au moment de monter sur la scène du monde, où je ne me suis tenu jusqu'ici qu'en spectateur, je m'avance masqué (larvatus prodeo)... »

Allons pousse-toi du coude.
Et mouche-toi du même coup.
Du même coude.
Tords le cou au doute.
Mouche-toi. Dans la rivière du temple austère, aussi, tu peux te moucher. Le virus ne se transmet pas de l’homme au poisson. Si ça se trouve, il ne pollue même pas !
Prends l’air là où tu es et rends-toi dans la forêt où l’amour se fait à temps volé.
Dis-toi bien que si les lauriers sont coupés là-bas, ici, ils sont en fleurs, et les lilas, en grappes…
Le parfum des lilas explosera bientôt la clôture de ton jardin.

 

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Force

Françoise P. - (Cher) _____________

 

Ayant sorti une chaise longue de son confinement d'hiver, je m'y installe après le déjeuner, délicieux instant, sous un pommier fleuri mais à peine feuillu ; le soleil transperce l'ombrage et je déplace, sans me lever, la position de la chaise longue, en vérifiant que le système pliant ne se mette pas en action… Tout va bien de ce côté, mais mon œil est attiré  par un étrange manège : un insecte ou plutôt le reste d'un grillon saute d'herbe en herbe, sous les efforts d'une assez belle fourmi qui semble bien décidée à poursuivre son chemin avec son butin… Mais pour aller où ? Pas de fourmilière à l'horizon de ma sieste ; me voilà donc l'œil vissé sur cette courageuse qui n'a que faire des embûches si ce n'est pour les négocier le plus rapidement possible ! Chapeau, madame !
Moi qui avait un coup de blues dans la perspective de me retrouver seule pour Pâques, cette bestiole m'a remis dans le sens de la marche.
Vingt mètres plus loin, la fourmi a disparu sous un pissenlit (pas encore en fleur), centre stratégique d'une fourmilière invisible.
Ensemble-force !

 

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Retrouver l'essentiel

Journal d'A. (Illustrations : Cdd20.)  - Cher _________________

 

Mardi 17 mars 2020

Nous sommes confinés depuis samedi, mon mari continue de travailler de la maison puisqu'il est en télétravail. Quant à moi, après un vendredi assez stressant passé à essayer de savoir comment allait s'organiser la semaine suivante (je suis multi-employeurs et j'interviens dans plusieurs structures de soins, aucune n'ayant les mêmes consignes), tous mes ateliers d'art-thérapie se sont peu à peu arrêtés au cours du week-end et, finalement, je suis à la maison à plein temps. Cela ne me dérangeait pas dans l'idée, puisque nous avons une maison agréable et un grand jardin. J'avais établi un petit programme type des journées avec devoirs, jeux en famille, sorties et activités physiques dans le jardin, les enfants m'avaient listé ce qu'ils aimeraient faire.
Bref, à part quelques inquiétudes sur la santé de ma grand-mère et le maintien de mon salaire, je me disais qu'on n'était pas les plus à plaindre.
La journée d'aujourd'hui a cependant été épuisante et l'école à la maison, notamment avec le collège, a été compliquée. J'en suis toute retournée ce soir. Chaque prof y est allé de sa façon de procéder (un padlet, une dropbox, un moodle, pronote...) ; c'est un vrai casse-tête pour trouver les devoirs à faire et pour les renvoyer. Sans compter que tout le réseau est saturé et que tout ne fonctionne pas encore bien. A cela, s'ajoute la relation détériorée avec ma collégienne qui supporte mal de travailler sous l'autorité de sa mère.

Plein de sujets me viennent en tête ce soir :pensée bis
- l'école à la maison
- la probable hausse de la violence conjugale et parentale au cours de cette période
- les petits logements parisiens
- la cohérence et l'harmonisation des décisions dans les structures de soins, entre les enseignants...
- l'incroyable réseau technologique de communication et pourtant, le fait de se sentir seul : je ne suis peut-être pas sur les bons réseaux mais au final, très peu ont pris des nouvelles les uns des autres
- la nature humaine et cette soudaine méfiance les uns envers les autres. J'ai vu dimanche un médecin et une pharmacienne sur les dents, presque agressifs
- le fait que l'être humain est soi-disant en haut de la chaîne alimentaire, et pourtant, comment un virus invisible peut remettre en cause autant notre société, notre organisation, notre économie… ? Cela permet de relativiser notre place.

Je me sens très en colère ce soir sans pouvoir véritablement mettre des mots dessus.

Mercredi 18 mars 2020 – Beau Soleil

Aujourd’hui, la journée s’est mieux déroulée. Ma fille aînée commence à prendre la mesure du travail à la maison, et je commence à me familiariser avec les outils informatiques mis en place par les différents professeurs. J’appelle ma grand-mère tous les jours. Demain, ce sera son anniversaire, je suis très triste de ne pas pouvoir aller la voir.
Des liens commencent à se retisser : plusieurs mails et sms échangés avec collègues et amis, voire professeurs, pour des partages d’expériences et des vécus similaires.

Nous avons profité du beau soleil pour aller courir un petit peu dehors.
Je suis physiquement en manque d’échanges entre adultes, de sourires, de contacts physiques. Je le sens dans mon corps comme une sorte d’impatience.
Mon mari fait du télétravail depuis deux ans et demi. Cela nous sauve lorsqu’il y a un enfant malade, une grève… Actuellement, il passe son temps à aider les utilisateurs du logiciel que développe son entreprise, à passer eux-mêmes en télétravail. Nous nous demandions ensemble à midi si cela allait modifier la façon de travailler des gens, après cette crise. Allaient-ils demander davantage de télétravail à leurs employeurs, maintenant que les outils étaient en place ? Ou bien allaient-il préférer retrouver leurs collègues pour une émulation de groupe ? Qu’en sera-t-il des cours et des enseignants ? Y aura-il plus de cours en ligne, d’école à la maison ?

Une autre de mes réflexions aujourd’hui était que mon « travail » actuel était coordinatrice de foyer. Je n’ai pas particulièrement joué avec mes enfants ni aidé à faire les devoirs, mais j’ai coordonné les activités de chacun : en dehors de toute logistique domestique quotidienne, j’ai suivi l’évolution des devoirs, j’ai scanné et renvoyé les copies, j’ai installé un atelier peinture, puis je l’ai rangé, j’ai animé une activité yoga pour petits, motivé mes filles à courir, respecté le temps de sieste de notre petit et proposé un temps d’écran pendant qu’il dormait… A ce titre, j’apprécie la mesure mise en place par l’Opéra de Paris de diffuser gratuitement ses spectacles en ligne. Macron disait dans son discours lundi soir qu’il fallait mettre à profit ce temps pour lire, se cultiver, retrouver l’essentiel… pour lire et se cultiver, je partage. Pour ce qui est de retrouver l’essentiel, quand celui-ci passe par les relations humaines, ça devient compliqué !

J’avais le projet de reprendre une formation en septembre de coordinatrice en structure médico-sociale. Tout cela me donne à réfléchir, sur la multiplicité des tâches à traiter en même temps et leur fractionnement, sur le fait d’être interrompue en permanence et de ne rien pouvoir mener en une seule fois, sur la sensation d’épuisement que cela procure et l’insatisfaction d’avoir l’impression de n’avoir rien fait. Je verrai au fur et à mesure que les jours passeront. 

Vendredi 20 mars 2020 – Toujours beau

« Retrouver l’essentiel ». Voilà le sujet qui me préoccupe depuis deux jours.
Au cours des vacances de février, il y trois semaines maintenant, j’ai souhaité ne rien faire ! Arrêter le temps, arrêter de courir, arrêter les trajets en voiture à tout-va, arrêter ce rythme effréné, même si j’adore mon travail.
Et c’est ce que nous avons fait : rien. Enfin, la nature n’aimant pas le vide, nous n’avons pas vraiment rien fait, mais nous avons pris le temps. Nous ne faisions qu’une petite balade tous les deux jours et comme il pleuvait, nous ne mettions pas le nez dehors le reste du temps. Nous avons fait beaucoup de peinture avec les enfants, de la pâte à modeler aussi.
Alors pourquoi là, cette semaine me semble si étrange ? Pourquoi je ne me sens pas aussi détendue que pendant ces vacances ? Est-ce le simple fait de savoir que je n’ai pas le droit de sortir qui crée cette sensation de manque ? J’en suis à regarder le facteur et le camion-poubelle passer pour apercevoir des visages ! Ou bien la pression de l’école à la maison ?
Certains membres de ma famille me croient en vacances, me disent de profiter (quel vilain mot) de cette pause. Mais je ne suis pas en vacances ! Je fais l’école à la maison, je gère les différentes activités créatives, sportives… de chaque enfant en fonction de leur âge et en respectant leur rythme, pour que tout le monde se sente bien et ne pète pas les plombs.
A la fin de la journée, je suis fatiguée, je n’arrive plus à réfléchir à force de multiples sollicitations, ni à prendre du recul.

Une de mes collègues m’a envoyé un joli message sur le flottement du temps pendant ce confinement. Ça me donne à réfléchir mais je n’en suis pas là.
Est-ce que l’école à ce moment-là est essentielle ? Je ne sais pas. Les cours de primaire m’ont toujours paru extrêmement importants pour le déroulement de la vie future au quotidien. Mais les cours du collège… Est-ce essentiel de savoir les termes scientifiques de ce qui compose une graine de haricot ?
Une autre de mes collègues m’a demandé des tutoriels d’activités créatives à mettre en ligne à la demande des patients qui ressentent un vide. L’activité artistique est-elle essentielle ou occupationnelle ?
Ce que je fais faire à mes enfants n’est-il pas purement occupationnel pour contenir leur énergie ?
Faire une activité physique, c’est important pour la santé, mais est-ce essentiel ?
Je n’ai aucune réponse à ces questions mais je remets beaucoup de choses en doute.

En tout cas, ce dont je suis sûre, c’est que le partage avec les autres est essentiel. Et pas qu’un partage à travers un ordinateur. J’ai besoin de voir les gens, de lire leurs émotions sur leur visage, de les écouter me parler de leurs expériences pour me nourrir, qu’ils me prêtent leurs mots pour dire mon vécu, moi qui ait tant de mal à trouver les mots justes.
J’ai fait du lien aujourd’hui, en prenant des nouvelles de mon entourage. Toutes les mamans le disent, elles sont fatiguées. Il faut beaucoup de courage et de patience pour s’occuper des enfants sans les mettre devant un écran toute la journée. J’en suis presque à culpabiliser de ne pas mettre ce temps si précieux, qui m’est donné dans des circonstances si exceptionnelles, à profit (quel vilain mot décidemment) pour… trouver l’essentiel !

Lundi 23 mars 2020 – Toujours beau

Ce week-end, j’ai fait relâche. Pas de devoirs, déconnexion de l’ordinateur, pyjama, grand bain, lecture et jardinage.
Je me rends compte à quel point les exigences personnelles de chaque professeur du collège me pèsent et j’ai pris la décision d’en faire part au Principal. Justement, dimanche, la professeure principale nous a envoyé un mail pour nous demander de faire le point. Cela tombe très bien, j’ai vidé mon sac, dit mon ressenti de la semaine, cette semaine si fastidieuse et stressante. Je n’ai blâmé personne, je reconnais les efforts de chaque enseignant et leur capacité d’adaptation. Je décris juste le manque d’harmonisation, de coordination, de cohérence ; je décris le dédale d’informations mis partout dans tous les sens, la difficulté pour un adulte de s’y retrouver et l’incapacité pour un enfant de le faire, alors que le but est de le rendre autonome dans son travail.
Du coup, j’attaque la semaine plus sereinement. J’ai également échangé avec d’autres parents, dont le vécu et le ressenti sont similaires. Me voilà rassurée.

J’ai hésité à reprendre ce journal cette semaine. Décrire ma vie ne me semble pas intéressant. Ce soir, aux informations, il y avait quelques personnes qui témoignaient de la façon dont ils continuaient leur vie actuellement. Nous échangeons également par mail quasiment tous les jours avec un groupe de collègues, et l’une d’elles a écrit que c’était sympa de voir comment nous vivons le confinement.
Alors je continue.
Dimanche, j’ai lu « Le monologue du virus » (1). J’ai trouvé ça criant de vérité et cela faisait écho à mon questionnement sur l’essentiel. Une partie a particulièrement retenu mon attention :
« Vous allez enfin habiter votre propre vie, sans les mille échappatoires qui, bon an mal an, font tenir l’intenable. Sans vous en rendre compte, vous n’aviez jamais emménagé dans votre propre existence. »

Je ne suis pas sûre que tout le monde va habiter sa propre vie, je pense plutôt que beaucoup de gens vont s’abrutir devant la télévision pour passer le temps.
Par contre, ce week-end m’a permis de me rendre compte que j’avais bien « emménagé dans ma propre vie ». Je n’ai rien fait de plus ou de moins que les autres week-ends non confinés. Nous nous sommes occupés de nos enfants, de notre maison, de nous, et l’essentiel est peut-être là et déjà là.
Une amie m’a dit aujourd’hui que c’était la nature qui avait créé ce virus pour se venger de nous. Cela m’a rappelé un livre que j’ai lu il y a dix ans et que j’ai relu il n’y a pas si longtemps : « Colère » de Denis Marquet, ou encore les livres « Autre Monde » de Maxime Chattam.
Lors d’un échange de mails avec une collègue du Lieu d’Accueil Parents Enfants où je travaille, elle évoque la flemme, le vide, imagine la sensation d’enfermement et d’internement, et elle évoque aussi le fait de savourer d’être dans du commun et d’avoir la perception d’un Ensemble (destin collectif). Elle a aussi l’impression que ça casse l’idée du chacun pour soi.
Elle pose la question : « Croyez-vous que nous ferons mieux les uns avec les autres après le Corona ? Est-ce que l’idée de se concurrencer sera abolie (concurrence au travail, à l’école, au niveau des biens…) ? » Ça donne à réfléchir, mais pour ce soir, j’arrête là.

Mardi 24 mars 2020

Cette nuit, j’ai rêvé du journal d’Anne Franck.

Jeudi 26 mars 2020  Belle journée fraîche et ensoleilléeenfance

Aujourd'hui, nous avons accroché une jolie fleur à notre fenêtre, dessinée par ma fille cadette, dans le cadre d'un projet d'école qui s'appelle « fleurir ensemble » pour « la grande lessive ». Personne ne peut venir l'admirer, mais ça donne la sensation de participer, à travers l'école, à un projet commun, ensemble.

En début de semaine, j’ai dû me rendre chez le médecin puis à la pharmacie, et je n’ai pas aimé l’ambiance de méfiance les uns envers les autres, que j’ai ressentie. Aujourd’hui, j’ai plus l’impression de faire partie d’un tout. Ça donne le vertige de se dire que toute la France, voire le monde, vit la même chose que nous, même si chacun le vit à sa manière.

Ma réflexion du jour porte sur la surabondance. La prof de sport de ma fille aînée a mis en place un padlet avec tout un tas de tuto pour faire du sport. Aujourd’hui, celle du CDI, qui fait des cours de recherches documentaires, en a publié un également, sur lequel elle a mis tout un tas d'infos, de défis journaliers... Ça me fait l’effet de devoir occuper les enfants à tout prix, d'être pris dans un tourbillon, avec le stress de ne pas avoir assez de temps pour tout faire. Ça me fait penser à un grand magasin dans lequel il y a une surabondance de couleurs, de bruits, d'odeurs, de mouvements, et dans lequel il faut résister. (Je déteste faire les magasins !) Sauf que c'est par écran interposé. Comme si on ne pouvait pas laisser les enfants choisir leurs activités...

J’ai commencé à dresser une liste des choses positives et négatives de ce confinement. J’espère ainsi prendre du recul et voir si j’ai envie de modifier des choses dans notre vie, quand ce sera fini.
Je me demande ce qui va sortir de tout cela. Est-ce que les gens vont se ruer dehors comme pour rattraper le temps perdu ? Ou bien vont-ils prendre un peu le temps, comme s’ils s’étiraient le matin après une longue nuit de sommeil ? Quel style de vie allons-nous mettre collectivement en place ? Et quelles décisions politiques vont être prises ? Hier soir, le Président a annoncé qu’il prendrait des mesures pour soutenir les hôpitaux. Je me suis dit « enfin !!! » Et au soulagement a suivi la colère. Pourquoi, après tant de mois (années !) de grèves et protestations, cela n’a-t-il pas été fait avant ? Il a fallu attendre cette crise pour prendre conscience du fabuleux travail des soignants ? C’est un sujet qui me tient vraiment à cœur, quand je vois qu’en février, on m’a annoncé que mon contrat l’année prochaine ne serait pas renouvelé au CMP (2) faute de moyens financiers !
J’ai hâte de voir ce qui va advenir de cette période, mais pour l’instant, je savoure ce confinement en famille.

(1) Article paru dans la revue Lundi Matin le 21 mars 2020 : https://lundi.am/Monologue-du-virus
(2) Centre Médico-Psychologique.

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# 35 Ecrire ensemble 3 Tue, 21 Mar 2017 12:54:42 +0100