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Epicerie Générale !

« Quand tu ne peux rien faire, que peux-tu faire ? » Kôan zen.

Article modifié le mardi 12 janvier 2021.

C'est amusant. Lorsqu'on regarde le mot « solidarité » dans le dictionnaire (1), on lit d'abord : « Dépendance mutuelle entre les hommes » et tout de suite après, pour illustrer cette définition, un exemple : « Solidarité ministérielle : principe voulant que chacun des ministres soit responsable devant le Parlement des décisions prises collégialement par le gouvernement dont il fait partie. »
Diantre ! (comme dirait sûrement le Président Macron, au vocabulaire proche de Pierre Perret) Mais qu'est-ce qui a pris au rédacteur de cet article de choisir un tel exemple ?!

Je saisis souvent mon dictionnaire avant d'écrire. Il me surprend parfois, me fait sourire régulièrement, m'agace souvent (2). Si je l'ai consulté aujourd'hui, c'est parce que les propos de Lucie, l'une des témoins de notre sujet, m'ont interpellée. Comment aurais-je pu deviner que mon dictionnaire serait si taquin ?

Dès le premier confinement, Lucie a contribué au réseau Covid-Entraide (3), dont l'un des objectifs était de rendre visibles des actions de solidarité organisées de manière auto-gérée à travers toute la France. Elle précise : « L'idée de solidarité en contre-imaginaire politique par rapport au message de Macron. Tu sais, le « Soyez solidaires, restez chez vous ! » Dans sa bouche, il y a quelque chose comme : « c'est parce qu'on est gentil qu'on va aider les autres ». Alors que nous, on cherche à instituer la solidarité. »

« Instituer : établir quelque chose de nouveau ; fonder, instaurer », proclame mon dictionnaire.
Etablir de nouvelles formes de solidarité, qui dépassent les simples coups de main censés pallier les défaillances de nos vieilles institutions. Créer de nouveaux outils qui soient de vraies réponses à de vrais besoins. Faire en sorte qu'ils soient durables, rejoignables, appropriables par tou·tes.
C'est le défi que l'équipe de la Maison des Vies Locales de Morogues a décidé de relever depuis le premier confinement. Son arme : l'Epicerie Générale !

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Une volonté d'auto-gestion collective

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La Maison des Vies Locales (MDVL) est une association créée en 2017, dans le village de Morogues, à trente kilomètres au nord-est de Bourges. Elle y gère « Au Grès des Ouches », un restaurant repris et transformé en tiers-lieu (4). Mon dictionnaire, qui date de 2007, ignore ce terme. Il préfère « tiers provisionnel », « tiers payant », « tiers état », « tiers-monde »…
Le tiers-lieu est un concept formalisé à la fin des années 1980, qui désigne un espace où les frontières habituelles entre certains environnements sociaux tendent à disparaître. Quelle que soit leur « position » (bénévoles, salarié·es), les usagè·res d'un tiers-lieu partagent ressources, compétences et savoirs dans une volonté d'auto-gestion collective des activités et des espaces.
Il s'agit bien d'aller au-delà d'une association classique où un bureau décide et où des adhérent·es « bénéficient », au mieux « participent ». Il s'agit de rendre chacun·e pleinement contributeur·ice. Le mode de gouvernance et la manière d'animer le lieu questionnent la valeur de l'engagement et du travail, les rapports sociaux, la transmission des connaissances et des savoir-faire...
Au Grès des Ouches, le bar, le restaurant, l'espace de co-working, l'espace public numérique ou encore le programme d'animations ont été imaginés dans cet esprit.

La création de l'Epicerie Générale, dernier service en date, ne déroge pas à la règle. Au contraire. Après deux ans de fonctionnement, Au Grès des Ouches a trouvé là une nouvelle manière de réaffirmer des valeurs qui lui sont chères et de les faire vivre concrètement.

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Un appel aux volontaires

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« Le nom est une référence au magasin général, ce commerce de proximité qui existait autrefois dans tous les villages (5), explique Loul, coordinatrice du Grès des Ouches. C'est aussi pour faire comprendre qu'il ne s'agit pas d'une épicerie d'appoint. Nous avons plus de 200 références. »
S'il existait déjà quelques produits de dépannage près du bar, c'est bien durant le premier confinement que le service d'épicerie a réellement vu le jour grâce aux adhérent·es, accompagné·es par deux salarié·es, Loul et Bastien. « Le projet était dans les cartons mais il était prévu pour décembre 2020. Finalement, on l'a monté en mars et en quinze jours ! »

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Pourquoi accélérer ainsi ? « Pour répondre aux besoins. Le maire de Morogues, notamment, a demandé que l'épicerie reste ouverte. » Le lundi précédant le confinement, le conseil d'administration se réunit et accepte : l'épicerie sera non seulement maintenue mais aussi développée. Un appel est lancé aux adhérent·es et un communiqué de presse est diffusé pour attirer des volontaires. « Nous avons reçu beaucoup de réponses, ça m'a supris et vraiment touché », se souvient Loul.
Au total, une vingtaine de personnes se mobilisent pour créer des outils d'organisation, coordonner les différents groupes, prendre les commandes des client·es, les passer auprès des fournisseurs, réceptionner les livraisons, préparer les paniers, assurer la distribution…

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Une quarantaine de foyers fournis

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Abel était installé dans la région depuis cinq mois seulement lorsqu'il a intégré cette équipe. Habitant à Aubinges, il avait déjà assisté à quelques réunions sur le tiers-lieu mais n'y participait pas encore activement.
Il a mis ses compétences en informatique au profit de l'Epicerie Générale : lancement d'une page web pour recenser les volontaires et d'un portail numérique pour que chaque participant·e ait une vision globale du projet : qui faisait quoi ? Selon quel calendrier ? Une messagerie instantanée a permis à toute l'équipe de communiquer à distance.

distribution
Pour le public, un site Internet avec les horaires d'ouverture de la permanence téléphonique, un catalogue des produits et un appel à dons a été créé, ainsi qu'un bulletin d'informations « papier ».
A partir du mardi 17 mars, toutes les réunions ont dû se faire par visio-conférence. La prise des commandes était assurée par téléphone.

En revanche, l'équipe avait une autorisation pour réceptionner les colis, préparer les paniers et les distribuer au Grès des Ouches. « L'accès était limité à deux ou trois adhérent·es, avec les masques et les gants, précise Loul. Les client·es n'entraient pas. La distribution avait lieu dans la cour. » Des livraisons étaient organisées pour ceux·lles qui ne pouvaient se déplacer.
Une quarantaine de foyers ont ainsi profité de l'Epicerie Générale durant près de deux mois. « Il s'agissait surtout de gens de Morogues, Henrichemont, Parassy, Le Noyer... » Progressivement, après le déconfinement, les commandes ont cessé, les client·es revenant alors physiquement.

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« Un gros coup de boost »

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Qu'est-ce que cette expérience a apporté au projet ? « Un lien s'est créé entre les adhérent·es qui se disaient : on est dans la même galère, on se solutionne ensemble, répond Loul. Entre les client·es aussi : lorsqu'il·les attendaient en file indienne, il·les se parlaient : certaines mamans n'en pouvaient plus d'être à la maison avec leurs enfants ; on a commencé à prêter des jeux, des livres... » Et du côté de la trésorerie, un impact positif ? « Non, pas vraiment. Le bar et le restaurant sont restés fermés et notre marge sur l'épicerie est tellement faible... En revanche, ça nous a permis de communiquer différemment sur le lieu et de prouver que justement, nous n'étions pas un simple bar-restaurant. »

Pour Abel, la participation à l'Epicerie Générale a été un « gros coup de boost sur [s]a manière de [s']investir et de [se] percevoir dans le projet du Grès des Ouches ». « Après le confinement, j'ai eu un sentiment d'appropriation du lieu. Faire des choses concrètes avec les gens permet tout simplement de mieux se connaître. » Il a rejoint le conseil d'administration en tant que membre adhérent et, durant tout l'été, a assuré des créneaux au bar et au ménage. Avant le deuxième confinement, il s'occupait de l'accueil des nouveaux adhérent·es.

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Des outils de formalisation indispensables

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Pablo et Lucie sont aussi membres adhérent·es au conseil d'administration et ont aussi participé à la création de l'Epicerie Générale. Pablo a animé des réunions de coordination des groupes ; Lucie a assuré des permanences téléphoniques et établi des fiches de postes pour chaque participant·e.

Pour elle, la question de la formalisation est centrale : « Comment faire en sorte de ne pas faire pour les gens mais surtout avec ? Il faut rendre le projet rejoignable. Cela suppose un vrai apprentissage de formalisation. » Dans sa définition de la solidarité, la formalisation est essentielle : c'est elle qui permet de dépasser le simple cercle affinitaire, d'un petit groupe de personnes qui s'organiseraient pour « venir en aide » à ceux·lles qui en ont besoin. Elle assure que tout·e à chacun·e peut s'approprier les outils nouvellement créés, dans le but d'instituer une véritable solidarité.

permanence tel

Plus personnellement, elle a vécu sa participation comme « l'occasion de porter le projet de la Maison des Vies Locales ». « C'est dans les moments les plus complexes qu'il ne faut pas rater le coche. C'est un moyen de prendre acte de la situation et de placer la Maison des Vies Locales comme un outil mobilisable en période de crise. »
Pour Pablo, l'expérience a permis « de travailler davantage en collectif et de manière plus intense ». « Nous sommes parvenus à une organisation horizontale avec des sous-groupes et une coordination ; ça a bien fonctionné. Une personne référente devait former au moins une autre personne pour travailler en binôme. Ce passage de relais est un bon outil d'auto-gestion. »

Est-ce que tout ce qui a été expérimenté a pu être conservé ? « Il y a peut-être eu un tabula rasa pendant les deux confinements, avance Lucie. Je le comprends : les adhérent·es avaient du temps, ce n'était sans doute pas viable de se mobiliser autant sur la durée. Mais l'épicerie fonctionne désormais de manière permanente en tant que service. C'est positif du point de vue de l'auto-formation et de la diffusion des idées. » « Et on a pu reprendre les outils de formalisation dans le processus d'accueil des nouveaux adhérent·es », complète Pablo.

Thésard·es, investi·es dans d'autres projets collectifs, il·les n'ont pas souhaité reprendre du service dans l'épicerie. Mais, à l'heure du deuxième confinement, une dizaine de personnes ont répondu à nouveau à l'appel.

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Ecarter les grands groupes de distribution

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« Cette fois, l'organisation est plus légère, plus souple », reconnaît Loul. En effet, l'épicerie peut accueillir les client·es sur place : plus de commandes mais des achats directs, donc. La salle de restauration a été réaménagée pour l'occasion avec une nouvelle entrée.
« L'Epicerie Générale est ouverte les lundis et jeudis de 9 heures à 14 heures, et le vendredi de 9 heures à 14 heures et de 18 heures à 19 h 45. Et ce, sans doute jusqu'au 1er mars, au moment où nous passerons aux horaires de printemps. »
Loul constate que de nouveaux·lles client·es sont apparu·es. « Certain·es sont des habitant·es du village qui imaginaient que le lieu était toujours un resto. Il·les poussent la porte de l'épicerie, il·les voient que le lieu est inhabituel, alors il·les posent des questions sur le projet et comprennent mieux ce que nous faisons. »

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Dans l'équipe du deuxième confinement, Catherine, qui habite La Borne et Régine, qui habite Aubinges. Habituellement, Catherine vient souvent dépanner lorsqu'il manque des adhérent·es aux différents postes ; Régine aide au bar et au nettoyage de la cuisine.
A l'Epicerie Générale, elles s'occupent du service au public et de l'encaissement. Qu'est-ce qui leur plaît dans ce projet ? « L'ambiance et les rencontres », pour Régine ; « la convivialité », pour Catherine. Parmi les difficultés qu'elles pointent, un manque de coordination et de communication pour l'organisation des tâches. Néanmoins, leur participation est un véritable engagement : ainsi, pour Régine, il s'agit « d'écarter le plus possible les grands groupes de distribution et dynamiser les petits villages ».

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« Qu'elle soit accessible au plus grand nombre »

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Sur les tables, des légumes et des fruits ; sur les étagères, des conserves, des produits salés ou sucrés, des boissons, des produits d'hygiène et d'entretien ; un rayon « vrac » pour le sec comme le riz, les pâtes, les légumineuses ; une armoire réfrigérée pour les produits laitiers… Tout sauf de la viande et du poisson.

Mais où se fournit l'Epicerie Générale ? Auprès de producteur·ices locaux·les, mais aussi de grossistes tels que Biocoop et Métro.
Deux gammes de produits co-existent : « éco » et « top ». « Les « top » sont des produits pour lesquels il y a un bon rapport entre l'éthique (bio, local, écolabel) et le prix, explique Chiara, adhérente et membre de la commission approvisionnement. Il y a encore beaucoup de produits en « éco » quand on ne trouve pas d'alternative ; on n'arrive pas toujours à trouver des fournisseurs qui répondent à tous les critères. Et puis, on ne veut pas que le public se sente jugé. On a plutôt envie de travailler avec des personnes qui vivent sur notre territoire et toutes n'achètent pas bio. »

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Pour elle, l'essentiel est surtout de se questionner. « J'ai rejoint la commission parce que j'ai envie que les produits soient une réelle réponse à des besoins. Qu'ils soient au maximum des produits locaux et en vrac. Je partage l'idée de base de l'épicerie : qu'elle soit accessible au plus grand nombre. Mais il faut aussi se soucier de ce qu'on mange et du lieu où les produits sont fabriqués. Il s'agit de transmettre petit à petit une certaine culture. »

Actuellement, elle se forme aux outils mis en place avant son arrivée, notamment le logiciel pour maîtriser le processus des commandes, les livraisons et les ventes. Elle devra ensuite former les autres adhérent·es.
Pour connaître les besoins des client·es, elle a mis en place un tableau sur lequel chacun·e peut inscrire des idées de produits. Au bout de cinq demandes identiques, la commission s'engage à les fournir.

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Gagner en pouvoir de non-achat !

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Autre travail de la commission : établir les prix. A l'Epicerie Générale comme dans n'importe quel commerce, on cherche à atteindre au moins un équilibre. Mais ici, les bénéfices ne servent pas un intérêt particulier. Le but est d'auto-financer des projets collectifs.
Pour cela, deux tarifs co-existent : un tarif client·e (qui couvre le prix d'achat, le prix de revient, les salaires et la TVA) et un tarif adhérent·e (qui couvre le prix d'achat, le prix de revient et une cotisation « autonomie ») réservé à ceux·lles qui font vivre le projet. La cotisation « autonomie » de 10 % prélevée sur le tarif adhérent·e a pour but de financer des projets collectifs. Dans un livret destiné à expliquer ce choix éminemment politique, l'équipe de la Maison des Vies Locales explique : « Notre objectif n'est pas de gagner du pouvoir d'achat en supprimant des intermédiaires, mais d'accroître nos possibilités d'approvisionnement par d'autres moyens que le commerce. Les sommes que nous cotisons alimentent une caisse gérée par une commission aidant à la création de moyens de production communs. La cotisation autonomie, c'est pour gagner collectivement en pouvoir de non-achat ! Une partie de la cotisation autonomie est consacrée à financer des structures de production. »

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Une position pas toujours facile à faire comprendre, aux client·es de passage comme à certain·es adhérent·es. « L'Epicerie Générale est un croisement entre différentes approches qui viennent se « frictionner », sourit Abel. La question du choix du prix cristallise des postures. Pour certain·es adhérent·es, l'épicerie est un outil transitoire pour faire de l'argent collectivement et financer ce dont on a besoin pour être plus autonomes. Pour d'autres, c'est juste un lieu de consommation « alternatif ». Tout le monde n'est pas là pour les mêmes raisons, ce qui est très intéressant, je trouve. C'est parce qu'on n'est pas dans l'entre-soi que ces questions se posent. C'est une preuve de pertinence plus qu'un sujet de dispute. »

L'Epicerie Générale n'est donc pas une épicerie comme les autres. Certes, elle est un véritable commerce de proximité, qui nourrit les habitant·es et les liens qu'il·les font naître entre eux·lles. Mais elle voit plus loin. Elle contribue à un projet d'autonomisation, véritable réponse à l'appel de la solidarité..

Fanny Lancelin

(1) Le Petit Larousse Illustré, édition 2007.
(2) Lire aussi le numéro 39 de (Re)bonds, « A la ville comme à la campagne ? » : http://rebonds.net/39alavillecommealacampagne/635-beauxregardsunefermeenpleincoeurdebourges
(3) https://covid-entraide.fr/
(4) Lire aussi le numéro 16 de (Re)bonds, « Des cafés et des restaurants à la sauce associative » : http://rebonds.net/descafesetrestaurantsalasauceassociative/440-augresdesouches
(5) Lire aussi la rubrique (Ré)créations.

Plus

  • L'Epicerie Générale n'est pas le seul service de la Maison des Vies Locales qui reste accessible durant le confinement.
  • L'Espace Public Numérique (EPN) : c'est un lieu équipé qui permet d'accéder à Internet et à des outils multimédias en bénéficiant d'un accompagnement. Une permanence d'entraide avec un animateur est assurée tous les jeudis de 9 h à 12 h.
  • L'espace de co-working : le télétravail est encouragé mais les équipements à domicile ne sont pas toujours adaptés. Au Grès des Ouches, un espace de travail partagé est équipé de bureaux, d'un accès Internet et d'imprimantes. Chacun·e est invité·e à venir avec son ordinateur. Un accueil est assuré le jeudi matin de 9 h à 12 h et sur rendez-vous.
  • A emporter : les jeudis midis, possibilité de retirer son burger sur place à condition d'avoir commandé par téléphone au préalable.
  • Contact : 02.48.64.04.75.