L'artificialisation de la Terre est visible à sa surface. Mais ses entrailles sont aussi menacées : dans l'est de la France, il est prévu d'enfouir sous nos pieds des déchets nucléaires « ultimes ». La bande dessinée « Cent mille ans » raconte l'histoire du projet Cigéo (1), véritable laboratoire de « la fabrique du consentement », mais aussi de la lutte et des persécutions à l'encontre des opposant·es.
Paru en octobre 2020, cet album a été co-édité par la Revue dessinée (2), selon le principe de toutes ses publications : faire collaborer des journalistes et des illlustrateur·ices. Ici, le récit de Gaspard d'Allens et Pierre Bonneau a été mis en dessin par Corinne Guillard.
Gaspard d'Allens et Pierre Bonneau connaissent parfaitement leur sujet : ils ont vécu pendant deux ans à Bure, dans la Meuse, au cœur de la zone concernée par le projet Cigéo, ce qui leur a permis de réaliser une enquête approfondie, à partir de nombreux témoignages et documents (tous sont sourcés et certains sont reproduits dans leur intégralité en fin de bande dessinée).
Certes, ils ont pris part à la lutte contre le projet et pratiquent un journalisme militant : la bande dessinée vise bien à dénoncer « le scandale enfoui des déchets nucléaires », mais elle n'en est pas moins un ouvrage particulièrement instructif, pédagogique, sur les pratiques quasi mafieuses de la filière nucléaire et de son lobbyiste le plus fidèle : l’Etat.
Des années 1980 à nos jours, les auteur·ices montrent comment les hommes et femmes politiques qui ont opté pour l'enfouissement des déchets ont foulé aux pieds l'avis de la population, condamnant par là-même toute une région. Progressivement, la question technique a laissé place à celle de l'acceptabilité sociale : comment faire en sorte que la population au pire ne résiste pas et au mieux adhère ? A grands coups de communication, de subventions, de promesses de création d'emplois, de propagande dans les écoles, de discrédit des opposant·es… Jusqu'à l'utilisation, par l’Etat via sa police, d'outils réservés à la lutte anti-terroriste : surveillances et écoutes téléphoniques massives, perquisitions, arrestations arbitraires…
Et la terre ? En Meuse, elle est de plus en plus colonisée par des sites en lien avec l'industrie nucléaire : maintenance, logistique, blanchisserie, plate-forme pour les pièces usées...
Les agriculteur·ices sont aussi directement touché·es : via les Safer (3), dont le but est normalement de favoriser l'installation et la reprise de fermes, l'Andra (4) a racheté environ 2.690 hectares de forêts et de terres agricoles, pour éviter les procédures d'expropriation notamment. Pour conserver leurs fermes, certains agriculteurs ont dû payer le double de leur valeur. « Si vos enfants ne travaillent pas dans l'agriculture, ils n'auront qu'à travailler à l'Andra », a lancé un jour le président de la Chambre d'agriculture de la Meuse à ses membres…
Mais à Bure comme un peu partout en France, la terre se soulève. La résistance n'est pas morte et 2021 est annoncée comme une année charnière pour le nucléaire...
(1) Cigéo : Centre Industriel de stockage GEOlogique. Plus d'informations : http://rebonds.net/11-des-habitants-du-cher-antinucleaires/405-debellevilleabureavoldechouette
(2) Co-édition La Revue Dessinée et Seuil : https://www.seuil.com/ouvrage/cent-mille-ans-pierre-bonneau/9782021459821
(3) Safer : Société d'Aménagement Foncier et d'Etablissement Rural.
(4) Andra : Agence Nationale pour la gestion des Déchets RAdiocatifs.