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Contre les pratiques alternumériques ?

Ouvaton, le nouvel hébergeur de (Re)bonds (lire la rubrique (Ré)acteurs) apparaît comme un alternumériste : dans son fonctionnement coopératif comme dans les outils qu'il partage, il entend proposer un numérique différent, détaché d'une certaine pression économique, plus inclusif, plus éthique... Mais comment concilier critique du monde numérique classique et utilisation des mêmes outils ? Pourquoi les alternuméristes sont-il·les la cible de nombreux reproches ? Comment résoudre les paradoxes qu'il·les soulèvent ?

 

Chez les alternuméristes, soit l'outil est transformé : c'est le cas du numérique « low-tech », qui veut réduire son impact écologique. Par exemple, en faisant fonctionner ses serveurs avec des panneaux solaires ou en créant des sites statiques. C'est le cas de Low Tech Magazine (1).
Soit les usages sont remis en question : ainsi, le cyberminimalisme (2) par exemple, prône une réduction des outils numériques dans notre vie quotidienne, que ce soit pour gagner du temps et du bien-être, que pour réduire notre exposition à la surveillance et au piratage, ou que pour faire des économies.

L'alternumérisme désigne aussi la manière dont Internet est utilisé en tant qu'alternative politique : la « civic-tech » ou technologie civique mettrait ainsi la technologie au service des citoyen·nes, en rendant notamment plus accessible les débats et instances représentatives. En France par exemple, l'association Regards Citoyens promeut l'ouverture des données publiques pour une plus grande transparence de la vie politique. Ici, pas de critique de l'outil en lui-même, bien au contraire : il est présenté comme un facilitateur.

 

Le numérique, élément fondamental du capitalisme

Mais les alternuméristes posent-il·les réellement un regard critique sur notre société ? Si l'on considère le numérique comme un élément fondamental du capitalisme, comment peuvent-il·les le remettre en question alors qu'il·les utilisent les mêmes technologies ?

Chez Ouvaton, y a-t-il une vision critique du capitalisme ? « L'idée originelle d'Ouvaton est effectivement d'offrir un espace de liberté numérique indépendant des grands groupes marchands. Mais en même temps, d'être une structure coopérative, et donc une entreprise, plutôt qu'une association. C'est un peu un pied dedans, un pied dehors, reconnaît François Delalleau, membre du directoire. Cette situation génère forcément des contradictions, et donc parfois des tensions. D'un côté, la plupart des coopérateurs actifs sont des gens qui souhaitent maintenir Ouvaton le plus en dehors possible du système marchand. D'un autre, la plupart des utilisateurs souhaitent uniquement une plateforme qui marche, à petit prix. Et, au-dessus de tout ça, il y a des coûts de fonctionnement incompressibles. Donc oui, l'opinion est là en interne, mais n'est que peu mise en avant. » Pourquoi ? « Nous ne voulons pas être catégorisés comme « proches de ». Nous accueillons une vraie diversité d'organisations, et je pense que tout le spectre de la gauche française doit être représenté chez nous. Mais nous ne voulons pas être classés comme proches d'une organisation en particulier, ce qui risquerait de se produire si nous étions trop « prosélytes ». »

 

La hiérarchie des classes sociales renforcée

A cause de ce grand écart (« un pied dedans, un pied dehors »), les alternuméristes sont la cible de nombreuses critiques. Dernières en date : un livre entièrement consacré à la question, sorti en 2020 et carrément intitulé « Contre l'alternumérisme » (3). Pour ses auteur·ices, un numérique plus éthique et plus démocratique est tout simplement impossible parce que la numérisation du monde renforce : les pouvoirs des entreprises (par exemple, avec la surveillance des salarié·es par le télétravail) ; la concentration du pouvoir social (par la dématérialisation des services publics comme la CAF, Pôle Emploi, l'université, l'accès aux droits des étrangers…) ; l'exploitation du travail et les discriminations à l'égard des plus démunis.

Techniquement, l'infrastructure numérique renforce une compartimentation internationale du travail et une hiérarchie de classes sociales : en bas de l'échelle, ceux et celles qui extraient les matières et fabriquent les composants, et en haut, des ingénieur·es hyperspécialisé·es.

Et les tentatives alternatives n'y changent rien. Pour Julia Lainaé et Nicolas Alep (3), « bricoler les technologies » pour devenir les maîtres de l'infrastructure ne serait qu'un fantasme, parce que « se réapproprier l'usage des dispositifs numériques en bout de chaîne ne change rien à l'ensemble du système technicien ».
Les alternatives existantes n'ont jamais permis de détruire le système. Mastodon cohabite avec Facebook... « Nous n'avons jusqu'à présent jamais réussi à contenir une technologie, à arrêter son développement, à maîtriser ses dangers quand bien même leurs coûts pour le vivant aient été désastreux. » (3)

 

La question des organisations sociales

Si œuvrer à réformer la technologie est insuffisant, que faire ? Devenir cyberabstinent·es ? Difficile. « Si nous devons probablement amorcer une désescalade dans certains secteurs – et dans le numérique certainement – toutes les questions technologiques ne peuvent décemment pas se résoudre sous la forme d'une question binaire (pour ou contre) », souligne la sociologue Irénée Régnault. (4)

La réponse est sans doute à chercher du côté des organisations sociales, plus que des outils ou des usages. Pour Thomas, animateur de l'Espace Public Numérique de Morogues avec lequel (Re)bonds coopère, « si le numérique a pu s'installer et se développer de cette manière-là, c'est parce que nous avons déjà perdu une forme de liens sociaux, parce qu'ils ont déjà été appauvris et qu'Internet a pris la place laissée vacante ».
Pour illustrer son propos, il donne un exemple qui touche à la grande distribution : « on peut dire que l'automatisation des caisses de supermarché, c'est un drame pour la caissière. Mais on peut dire aussi qu'en amont, on avait déjà transformé la caissière en robot ». Aujourd'hui, les client·es se baladent dans les rayons avec un scanner numérique avant de faire vérifier leurs courses par la caisse automatique… « Quand le numérique arrive, on ne voit pas la misère qu'il impose. L'empathie, on ne l'a plus, donc on peut installer le numérique comme interface entre les gens. Si on avait encore de l'empathie, on y tiendrait encore et le numérique de cette manière-là, on ne pourrait pas. »

Le retour à des organisations qui placent en leur cœur de véritables relations sociales serait donc indispensable à toute transformation, voire disparition des usages du numérique.
Impossible de l'envisager uniquement de manière individuelle : le concept de « débranchabilité » ou de « cyberminimalisme » condamne l'individu à seulement s'inventer des territoires de liberté où l'informatique ne pénètre pas.
Irénée Régnauld appelle plutôt au développement d'une communauté technocritique, qui travaillerait à la désinformatisation progressive du monde : « La question de la neutralité de la technique n'est pas un dogme à mettre au service du rejet de toute forme de progrès technique, mais une porte d'entrée pour politiser les questions technologiques. » (4)

 

Des fronts de lutte

Dans cette perspective, certaines alternatives pourraient constituer une étape. Abel, membre de l'Espace Publique Numérique de Morogues, avance : « peut-être qu'un projet d'hébergement web réussi serait celui d'un hébergeur qui pense sa disparition quasi totale, d'un côté en offrant un accès le plus restreint possible (limitation des espaces de stockage et des transferts de données, exclusivité pour des contenus reconnus comme nécessaires, cahier des charges strict sur les technologies web utilisées afin d'avoir les sites les plus légers possibles, intermittence du service, etc) et de l'autre en visibilisant les alternatives (préexistantes mais souvent oubliées) aux pratiques numériques.
Sauf que ça revient évidemment à se tirer une balle dans le pied puisqu'au final, on demande tous à Ouvaton d'héberger nos sites web et nos mails sans nous emmerder, et que ça fonctionne sans rupture de disponibilité. Cette logique – outre le fait qu'elle soit dans une sorte de démarche éco-responsable individuelle très triste et superficielle – me semble viable uniquement si elle est prise à bras le corps par des collectifs et des territoires qui se rebranchent à leurs conditions matérielles d'existence et s'organisent activement à démanteler l'ordre numérique en place. Chose qu'une coopérative prise dans les contraintes du marché ne fera jamais seule ».

Abel soutient la proposition d'articuler « un usage stratégique des outils diaboliques » et « la création d'autres manières de faire ».
Il tente une comparaison avec l'agriculture en racontant une réunion du syndicat de la Confédération paysanne, durant laquelle les participant·es auraient reconnu qu'il n'aurait jamais fallu passer à l'étape de l'agriculture… Maintenant que le système est en place, peut-on réellement s'en passer ? Peut-on le transformer ? L'adapter avant de créer de nouvelles formes de conditions matérielles d'existence ?

Le plus important, ce sont que des « fronts de lutte » existent. Des « rapports de force mouvants », comme les décrit Abel. Des résistances à la numérisation se multiplient. Si elles restent individuelles, elles n'auront probablement que peu d'effets. Si elles deviennent collectives, coopératives, elles auront plus de poids. « Une fois que collectivement, on arrivera à se défaire de tout ce que le capitalisme produit de soi-disant « cool », on aura gagné en richesse. Il ne s'agit pas d'une morale de dénonciation ni de sobriété, mais bien d'un désir de vie et de puissance. »

Fanny Lancelin

avec la précieuse collaboration de Bastien, Abel et Thomas, de l'Espace Public Numérique de Morogues (18)

(1) Low Tech Magazine : lire aussi la rubrique (Ré)créations.
(2) Karine Mauvilly, « Cyberminimalisme, face au tout numérique, reconquérir du temps, de la liberté et du bien être » aux éditions du Seuil (Anthropocène).
(3) « Contre l'alternumérisme » de Julia Lainaé et Nicolas Alep, éditions La Lenteur.
(4) Article intitulé « Internet ou le retour à la bougie… Et pourquoi la technocritique piétine encore et toujours » de Irénée Régnauld à propos de « Internet ou le retour à la bougie » d'Hervé Krief (éditions Ecosociété, 2020) : https://maisouvaleweb.fr/internet-ou-le-retour-a-la-bougie-et-pourquoi-la-technocritique-pietine-encore-et-toujours/