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Allez danse !

Alice Fasse vit dans le Berry, dans la région de Bourges. Elle partage avec nous sa découverte de la danse en milieu trad, ce qu’elle lui apprend, ce qu’elle lui apporte, comment elle fait vibrer les corps et les cœurs...

Il est déjà arrivé plusieurs fois que l'on me qualifie de danseuse et j'ai toujours trouvé cela fort étrange car je considère que je n'ai qu'un pied dans le milieu trad. Je ne suis pas une mordue. Je ne danse certainement pas aussi bien que je le voudrais, je n'ai jamais participé à des stages afin de remédier à cela, et je n'ai que rarement parcouru des centaines de kilomètres pour aller à un bal.

Cependant, j'ai toujours aimé danser, sans en avoir jamais fait une pratique sportive ou artistique, mais de manière intuitive, chez moi, en soirée ou en concert, comme expression de soi ou décharge d'énergie. Je n'ai jamais eu peur ou honte de bouger mon corps en public et j'y ai même toujours pris plaisir. Mais il s'agissait toujours de moi et de mon corps. Je n'avais jamais aimé ni réussi à danser en couple, que ce soit le rock, la salsa, le zouk. Et le peu que je connaissais alors des danses traditionnelles remontait au spectacle de ma petite sœur en costume folklorique à la kermesse de l'école, un brin ringard.
J'ai découvert la danse traditionnelle par hasard en venant travailler dans le Berry. Une amie m'a montré un soir quelques pas de chapelloise, et m'a emmenée quelque temps plus tard aux rencontres internationales de luthiers et maîtres sonneurs, « à Saint-Chartier », comme elle disait. Même si ça ne se passait plus dans ce village, c'était toujours la référence, pour elle comme pour les autres danseurs de longue date. Pour moi ce fut la rencontre avec le parquet, sous les arbres du château d'Ars (1).

 

« La bienveillance était partout »

Une rencontre éblouissante, joyeuse et intimidante. J'ai toujours aimé danser, mais surtout seule, ou en tout cas seulement à côté d'autres personnes. Il s'agissait là de danser avec d'autres personnes. J'ai beaucoup regardé d'abord, et lorsque ma copine m'a dit « allez, celle-là c'est une chapelloise, tu connais, je te l'ai apprise ! », je me suis lancée et je suis montée avec elle sur le parquet. Quelle ne fut pas ma surprise lorsque j'ai découvert quelques minutes plus tard que cette danse collective impliquait de changer de partenaire ! Hop, envolée la copine, au bras de quelqu'un d'autre ! Alors tant bien que mal, j'ai suivi, et je me suis vite rendu compte que je n'étais pas la seule novice, d'autres en savaient même moins que moi. Mais, première découverte d'importance : la bienveillance était partout, ainsi que la transmission, le partage. Le principal étant de passer un bon moment, je me suis moi aussi retrouvée à indiquer à mon partenaire quels étaient les pas. Ce fut une des premières leçons du bal : le non-jugement.

De temps en temps, d'autres bals ont suivi, et j'ai continué à apprendre au fil des partenaires et des amitiés, la scottish, le cercle circassien, le rond d'Argenton, la bourrée à deux temps, à trois temps, la valse à cinq temps, la mazurka, le rondeau, l'andro et l'hanter-dro... Et d'autres leçons ont suivi aussi. Elles sont surtout intervenues avec les danses de couples.

Les danses collectives, pour moi c'est facile, il n'y a pas trop d'enjeu : je suis portée par le groupe, je me fonds dans la masse, les partenaires changent rapidement, et je peux vite m'abandonner à la transe. Les danses en couple... c'est tout une prise de risque. Il faut déjà aller demander à quelqu'un·e si iel veut bien danser, ou accepter une demande, voire accepter de ne pas être choisi·e, avec tout un éventail de subtilités du jeu de regards à la franche demande. Je croyais être une exception, mais une amie danseuse depuis l'enfance m'a déjà dit ressentir exactement la même chose : oser franchir le pas, aller vers l'autre, s'ouvrir avec le risque d'être refusé·e, ça n'est pas évident pour tout le monde, et ça peut en retenir certain·e·s au bord du parquet.
Dans la danse, ensuite, il faut s'accorder au rythme, au style, au physique de l'autre. Ça peut être très joyeux mais aussi très décevant. Même alors, on se remercie, car chacun·e reconnaît, il me semble, que ce n'est pas aisé de se rencontrer ainsi, de manière si intime.

Ma deuxième leçon fut justement celle-ci : la possibilité d'un rapport physique intime sans qu'il y ait forcément de jeu de séduction. L'opportunité de toucher quelqu'un·e, d'entrer en contact, avec respect et plaisir, sans qu'il soit question d'amour ou de sexe. Peu importe alors le genre, l'âge, l'apparence, la provenance sociale, la culture, la couleur de peau. Se réunir pour se laisser porter par la musique, baigner dans le son et les vibrations de tous les cœurs et les corps qui se trouvent là, glisser, sauter, tourner à en perdre la tête et l'équilibre, se retenir à l'autre, se laisser guider ou mener la danse, proposer, découvrir, apprendre.

 

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« Envisager le dépassement de soi »

Apprendre, toujours. Il y eut un moment où l'enthousiasme de la découverte céda le pas à l'envie et le besoin de maîtriser un peu mieux les codes et les pas de certaines danses. Comme je l'ai déjà mentionné, je n'ai jamais fait de stage. J'ai cependant participé à quelques ateliers pour comprendre un peu mieux certaines danses que je trouvais compliquées à appréhender dans le tourbillon festif d'un bal, notamment la bourrée et la mazurka. La bourrée, c'est une danse collective qui paraît très accessible de prime abord, mais qui possède tant de subtilités et de variations, qu'il ne peut qu'être intéressant d'explorer ce qui en constitue la base : le pas de bourrée. J'en ai passé du temps à parcourir une salle des fêtes à petits pas, courant presque, jusqu'à l'intégrer avec le plus de précision possible. Et j'observe depuis, régulièrement, des danseuses et des danseurs confirmé·es pour m'imprégner de leur propre interprétation de ce pas.

Des amis m'avaient questionnée, un soir de Saint-Jean, sur cet intérêt pour des danses codifiées, cadrées, qui paraissaient à leurs yeux dénuées d'une certaine liberté d'expression. Je leur avais justement répondu qu'à mon sens elles ne l'étaient pas. La nécessité d'une base commune pour pouvoir communiquer et se comprendre, permettre l'interaction, n'empêche nullement la naissance de toute une variété de styles et d'interprétations, très agréable à expérimenter. Une mazurka par exemple peut être dansée avec fermeté et tenue, de manière presque sautillante ou encore le plus langoureusement possible (la « mazurbada » !). Mais avant cela, outre les quelques trucs comme le placement des mains qui permet de sentir et de suivre les inflexions de l'autre, il faut apprendre et comprendre la base de la danse, ce qui fait sa particularité et qui va permettre d'en tirer parti en toute circonstance, en s'adaptant à la musique, à l'ambiance et à son ou sa partenaire.

Ce fut ainsi une autre leçon pour moi, une nouveauté : envisager le dépassement de soi, ne pas s'en tenir à ce que je savais déjà mais chercher à progresser, de toutes les manières possibles.
Par exemple, une bonne manière d'apprendre que j'explore depuis quelque temps est de changer de place : maintenant que je maîtrise quelque peu certaines danses comme personne guidée, je me lance à mon tour comme « guidante ». De manière générale, la personne qui guide est un homme et la femme suit son partenaire, mais de fait, beaucoup de femmes prennent la place d'hommes en bal, et il n'est pas rare de voir des hommes danser ensemble. Alors je préfère employer ces termes de « guidant·e » et « guidé·e » et j'aime expérimenter ces deux manières d'aborder la danse.

At last, but not least (2), je parfais mon appréhension et ma compréhension de la danse en écoutant la musique : en bal ou en disque, cela me permet de m'imprégner du rythme, du groove, et peu à peu de reconnaître une danse à l'écoute sans avoir besoin de l'annonce des musiciens (« allez, en place pour une bourrée deux temps ! »), juste en suivant les impulsions de mon corps, de mes pieds, de mon bassin…

 

« Respecter son souffle à soi pour respecter celui des autres »

Cette pratique, je l'ai développée notamment ces deux dernières années, puisque privé·es de bal, nous en fûmes réduit·es (pour la plupart) à danser dans notre salon, avec des groupes jouant en livestream (3) et s'adressant à nous depuis le silence de leur propre salon. Le bal devint alors pour moi le symbole de tout ce qui ne nous était pas permis à ce moment : la liberté, la proximité, la prise de risque, l’inconnu...

Pour autant, cette absence de bal ne fut pas pour moi une absence de danse, et pour frustrante qu'elle fut, elle apporta son lot d'enseignements. Elle me permit en outre d'assumer le fait que si la danse m'anime, me porte et me transporte, si je danse en travaillant, en cuisinant, même en conduisant, je suis bien « une danseuse ».

Je dois cependant reconnaître que cette période recouvre et prolonge quatre ans de maternité qui m'ont presque autant éloignée des parquets, car même lorsque je me trouvais en bal, il n'y a pas si longtemps, je ne fus pas un seul moment sans mes filles. Et si le plaisir de partager avec elles mon amour de la musique, des instruments, de la danse fut total, je ne dansais pas une seule fois avec un·e adulte. J'avoue donc avoir une envie assez irrépressible de retourner danser sous peu, même si je retarde sciemment ce moment de peur d'une annulation de dernière minute ou d'un retournement de situation et d'une évidente déception. J'ai tellement envie de mettre en pratique toutes les leçons que j'ai apprises et que je continue d'intégrer, et dont la dernière, pas des moindres, m'a été apportée par un atelier de « danse du souffle » (4), ou « Qi danse », mêlant le Qi qong à la danse contact, l'impro, le jam, et que voici :

Le souffle comme réponse à la difficulté d'aller vers l'autre
Toujours vérifier son souffle, la justesse de son être pour rencontrer l'autre, ressentir son souffle et le respecter
Respecter son souffle à soi pour respecter celui des autres
Quand je (re)trouve mon souffle, je (re)trouve mon axe et je peux contacter l'autre avec sérénité et bienveillance.

Ce fut pour moi une découverte capitale qui m'a fait tomber d'accord avec la personne qui animait cet atelier pour dire qu'on devrait toujours proposer une pratique de « Qi danse » avant un bal ! Histoire de voir si on pourrait vivre une expérience de communion encore plus intense ?

Alors, on danse ?

Alice Fasse

(1) http://www.lesoncontinu.fr/
(2) Dernier point mais non le moindre.
(3) Diffusion en temps réel d’une vidéo sur Internet.
(4) Atelier animé par Myriam Garouachi, inspirée par Marceau Chenault https://keweninstitute.com/qi-dance/