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« Nous sommes la Loire qui se défend »

Il y a une dizaine d’années, des habitant·e·s du Loiret ont créé une coordination d’associations, afin de défendre le fleuve contre un projet autoroutier. Baptisée La Loire Vivra, elle prend des voies juridiques et citoyennes, et tente de mobiliser les populations, pour lutter contre « le tout camion ». Elle vient d’entrer dans une coordination encore plus grande : celle des luttes du Centre.

C’est un projet ancien qui, comme beaucoup de projets contestés, refait surface à intervalles réguliers… En 1994, un agriculteur de Darvoy, le maire de Donnery et une association de Mardié prennent connaissance d’un projet de déviation porté par le Conseil départemental du Loiret, qui passerait sur leurs terres, dont une partie de terres agricoles.
Dans les trois communes, les habitant·e·s se mobilisent pour le contester : avec l’APSIDE (Association pour la Protection du Site de Darvoy et son Environnement), l’AQVD (Association pour la Qualité de Vie à Donnery) et Mardiéval (pour la défense de Mardié et du Val de Loire).

« A l’époque, chaque association a étudié les tracés pour se rendre compte qu’il ne s’agissait pas simplement d’un aménagement routier pour désengorger la ville d’Orléans, mais d’un véritable grand contournement », raconte Katherine, membre de la coordination La Loire Vivra, dont font partie les trois associations historiques.
Prévu pour les années 2000, ce grand contournement nécessite de construire de nombreux ponts sur la Loire. Il est prévu pour rejoindre l’A19 et ainsi, faire passer les camions par les villages aux alentours d’Orléans. Une vingtaine d’associations d’opposition voient le jour. « Elles réalisaient un travail de veille et organisaient des réunions publiques et des manifestations. Elles invitaient aussi à signer des pétitions. » Elles se regroupent au sein de la coordination La Loire Vivra en 2010-2011.

Les pétitions sont transmises à l’Union européenne qui dépêche des commissaires sur place. Pourquoi ? Parce qu’elle vient d’inscrire le Val de Loire sur la liste du patrimoine mondial de l’UNESCO. « Ces commissaires ont exigé qu’une enquête environnementale soit réalisée sur l’ensemble du tracé, ce qui a mis un premier coup d’arrêt au projet, explique Katherine. Le Conseil départemental a rétropédalé. »

 

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Un temps fort : le Village de la Loire

Mais en 2015, le Conseil départemental ressort le projet des cartons et organise une enquête d’utilité publique pour faire admettre la déviation de la Route départementale 921 et un franchissement de la Loire par la construction d’un pont à Mardié. Le préfet donne son autorisation. « Ils ont choisi Mardié pour des raisons d’acceptabilité sociale, assure Katherine. Ils pensaient qu’il n’y avait pas assez de militant·e·s pour s’opposer. »
Erreur… Les recours juridiques se multiplient, portés par Mardiéval et France Nature Environnement, soutenus par l’APSIDE et l’AQVD : ils s’appuient notamment sur la loi sur l’eau (1), sur la loi pour la reconquête de la biodiversité (2) ou encore, dénoncent purement et simplement la déclaration d’utilité publique devant le tribunal administratif de Nantes.

Malgré tout, en 2017, le Conseil départemental commence les travaux préliminaires en détruisant Le Bois des Comtesses à Saint-Denis-de-l’Hôtel. « En plein hiver, sans que personne ne s’en rende compte », soupire Katherine. Quelques mois plus tard, tandis que les Marches pour le Climat battent leur plein, l’association Mardiéval contacte les jeunes qui les organisent. Iels mettent en place « Le Village de la Loire », sur les terres de propriétaires impactés par la déviation. Au programme, durant plus d’une semaine : des ateliers, des stands, des temps de discussions et d’échanges, pour penser des alternatives à l’artificialisation des terres. C’est un succès : les militant·e·s estiment entre 800 et 1.000 le nombre de participant·e·s.

Mais le Conseil départemental, toujours dans le cadre de travaux préliminaires, s’attaque, en septembre 2019, au Bois Latingy à Mardié. « Ça nous a beaucoup traumatisé·e·s, découragé·e·s, se souvient Katherine. Mais certain·e·s ont décidé de poursuivre. Nous n’étions pas seulement contre ce pont, mais contre ce pont et son monde, c’est-à-dire contre l’artificialisation en faveur des camions. Il fallait relancer la dynamique. »
La coordination se réunit alors chaque dimanche en assemblée, constituée d’une cinquantaine de personnes. Sous le slogan « Mille sources, un fleuve et tous ses affluents, nous sommes la Loire qui se défend », elle poursuit son information auprès des populations, crée des chansons, brasse de la bière pour financer la lutte…

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Les travaux se poursuivent

L’essoufflement gagne toutefois les rangs des militant·e·s, notamment lorsqu’iels doivent quitter le terrain qu’iels occupaient jusque-là. Le Covid arrive, rendant difficiles réunions et manifestations.
En août 2020, iels parviennent à accueillir 70 cyclistes de l’AlterTour à Bou près de Mardié (3). L’AlterTour permet de réaliser une grande (ou une petite) partie de la France à vélo et de faire étape dans des lieux dits « alternatifs » : fermes paysannes, coopératives, éco-lieux, centres sociaux autogérés, ateliers participatifs, associations en lutte…

En 2020 également, Emmanuel Macron se rend à Saint-Denis-de-l’Hôtel et annonce la panthéonisation de l’auteur local Maurice Genevoix (4). « Macron a oublié que c’était un grand écologiste et que la nature lui avait permis de surmonter les épreuves de la guerre, relève Katherine. Nous voulions souligner son incohérence. » Ainsi, en mai 2021, soutenue par un petit-fils de Maurice Genevoix, Julien Larere Genevoix, la coordination organise un hommage sur les lieux des travaux en cours.
En décembre, à l'occasion de la journée mondiale des sols, c’est une marche régionale des luttes qui est organisée pour dénoncer la non prise en compte des zones humides sur le tracé et les dangers inhérents à la construction de la déviation sur une zone karstique fragile (5) qui pourrait modifier le cours de la Loire souterraine, sur des terres arables.

Où en sont les travaux aujourd’hui ? Ils se poursuivent. Le recours contre l’utilité publique a été rejeté en juillet dernier. « Les piles des ponts sont creusées et en cours de cimentage », regrette Katherine. Trop tard ? Pas si sûr… En 2019, la cour d’appel de Bordeaux avait confirmé une décision du Conseil d’Etat ordonnant au Conseil départemental de Dordogne de démolir des piles de ponts et des ouvrages de la déviation de Beynac, projet rejeté par les habitant·e·s (6). L’avocat de l’époque, Maître Jean-Philippe Maginot, est celui qui défend le dossier de Mardié aujourd’hui…

 

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L’espoir de la Coordination des luttes du Centre

Katherine juge cependant que l’espoir est mince sur le plan local et qu’il est surtout temps d’élargir la lutte. « Il faut s’opposer à l’artificialisation des terres qui est un non sens écologique, qui détruit notre mode de vie et nos métiers. Partout, on favorise l’installation de plateformes logistiques, ce qui augmente les flux de camions. Ce n’est pas ce que nous souhaitons pour notre territoire ni pour notre monde ! On nous parle d’attractivité économique, mais désormais, quand tu regardes les filières de formation proposées à Orléans, il n’y a que de la logistique et du parfum de luxe… c’est ça, l’avenir ? L’artificialisation, c’est aussi la spéculation foncière. C’est quoi, le prix à payer pour l’emploi et la croissance ? Comment fait-on pour accompagner le changement ? »

La Loire Vivra n’est pas la seule à se poser ces questions. C’est pourquoi, en novembre, suite à la manifestation régionale, elle a créé avec une quinzaine d’autres associations de la région, la Coordination des luttes du Centre. Toutes, à différents niveaux, sont concernées par l’artificialisation, comme « A bas le béton ! » à Vierzon qui lutte contre une plateforme logistique dans le Cher, « Bassines Non Merci Berry » contre les retenues d’eau pour l’irrigation de l’agriculture industrielle ou encore Sortir Du Nucléaire Berry Giennois-Puisaye qui veut empêcher la nucléocratie de s’étendre…

Réunie pour la première fois dans le Cher cet été, cette coordination régionale a entamé un travail de mutualisation des ressources. Le but ? Se renforcer au niveau des connaissances techniques, des démarches juridiques, de la communication, et organiser des actions communes. Katherine est enthousiaste : « Tout porte à nous atomiser, à nous enfermer derrière des murs ou des écrans. Mais nous, on crée du lien et on en prendra soin ! »

Fanny Lancelin

(1) https://www.legifrance.gouv.fr/loda/id/JORFTEXT000000173995/
(2) https://www.legifrance.gouv.fr/jorf/id/JORFTEXT000033016237/
(3) https://www.altercampagne.net/?page_id=17732&route=368
(4) https://www.academie-francaise.fr/les-immortels/maurice-genevoix
(5) Une zone karstique désigne une forme de paysage où l’action de l’eau qui s’infiltre dans le sous-sol dissout la roche et la redépose en créant des formes caractéristiques.
(6) https://www.francebleu.fr/infos/societe/deviation-beynac-dordogne-nouvelle-procedure-opposants-demolition-site-1632401945

 

Peut-on donner une entité juridique au fleuve ?

La coordination La Loire Vivra a participé aux auditions organisées dans le cadre de l’expérimentation « Le Parlement de Loire », initiée en 2019 par le POLAU (POle d’Arts et d’Urbanismes situé à Saint-Pierre-des-Corps en Indre-et-Loire). L’objectif : envisager la reconnaissance juridique du fleuve. Les ligérien·ne·s ont été mis·e·s à contribution puisqu’iels ont pu s’exprimer lors d’auditions publiques mais aussi d’assemblées et d’ateliers.

L’originalité de la démarche tient au croisement entre arts, sciences et droit.
Les restitutions du travail réalisé durant deux ans ont d’ailleurs pris de multiples formes : actions locales, débats thématiques, performances poétiques…
Un ouvrage, intitulé « Le fleuve qui voulait écrire », a été édité en 2021.
L’expérimentation se poursuit en 2022 sur des réflexions autour des manières d’aménager le territoire.
Pour en savoir plus : https://polau.org/incubations/demarche-du-parlement-de-loire/

Mais un fleuve peut-il réellement devenir une entité juridique ? Oui, si l’on en croit les exemples qui nous parviennent de Nouvelle-Zélande, de Colombie ou d’Inde. En France, plusieurs démarches sont en cours : celle du collectif En Commun 66 et Notre Affaire à Tous pour la Têt dans les Pyrénées orientales (1) ; la mobilisation transnationale en faveur du Rhône (2) ; ou encore pour le Tavinianu en Corse qui a désormais sa propre déclaration de droits… (3)
Certes, le Code de l’environnement français n’en tient pas encore compte, mais toutes ces initiatives, qu’elles soient institutionnelles ou populaires, permettent d’avancer vers une reconnaissance légale de l’ensemble des vivant·e·s, particulièrement lorsque leurs intérêts sont niés au profit des intérêts des humain·e·s.

A ce sujet, (ré)écoutez l’émission « La Terre au Carré » sur France Inter du jeudi 9 septembre 2021 : « La Loire peut-elle devenir une personne juridique ? »
https://www.radiofrance.fr/franceinter/podcasts/la-terre-au-carre/la-terre-au-carre-du-jeudi-09-septembre-2021-6562514

et celle du 13 août 2022, « Les droits de la Loire pour un ménagement du fleuve » : https://www.radiofrance.fr/franceinter/podcasts/je-reviens-du-monde-d-avant/je-reviens-du-monde-d-avant-du-samedi-13-aout-2022-9593525?fbclid=IwAR13tKToN5tzCYsxOY1YiBVNWMSCr3YzMc4UVbNAaT2CwD2oKfHXi6wpFDs

(1) https://encommun66.org/droitsdelatet/?utm_source=sendinblue&utm_campaign=CP%20Dclaratin%20Tete&utm_medium=email
(2) https://www.appeldurhone.org/l-appel-du-rh%C3%B4ne
(3) https://www.geo.fr/environnement/en-corse-le-fleuve-tavignanu-a-desormais-sa-propre-declaration-des-droits-205727