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Filière nucléaire française : vers une seconde vie ?

Il y a un an, Emmanuel Macron annonçait sa volonté de relancer la filière nucléaire. Pour accélérer le mouvement, son gouvernement entend faire voter une loi facilitant la construction de nouvelles installations, au détriment notamment du Code de l’environnement. Pourtant, les débats publics qui se déroulent en ce moment même montrent que la population française est loin d’être unanime sur le sujet.

C’est à Belfort le 10 février 2022, qu’Emmanuel Macron avait annoncé la relance du nucléaire (1). Dans un discours marqué par le « en même temps » qui lui est si cher, le président de la République insistait sur la nécessité « de baisser de 40 % nos consommations d'énergie » dans les 30 prochaines années et d’engager pour cela une politique ambitieuse favorisant la sobriété énergétique... tout en assurant qu’il faudrait produire plus d’électricité, notamment pour remplacer les énergies fossiles telles que le pétrole.
« Certains prétendent qu'il est possible d'y parvenir en développant uniquement le solaire et l'éolien. D'autres prétendent qu'il faut miser à 100 % sur l'énergie nucléaire et qu'on pourrait arrêter tous les projets de solaire et d'éolien en France. Aucun expert ne dit que ces deux schémas sont réalistes, sérieux, possibles pour la nation, expliquait-il. La réalité est ce que nous montre au contraire l'étude de RTE (2), c'est que nous n'avons d'autre choix que de miser en même temps sur ces deux piliers. C'est le choix le plus pertinent d'un point de vue écologique et le plus opportun d'un point de vue économique et enfin le moins coûteux d'un point de vue financier. »

 

Nouveaux réacteurs et prolongement des anciens

Reconnaissant que les énergies renouvelables sont « rentables et compétitives », Emmanuel Macron prend toutefois des options discutables dans ce domaine, notamment du point de vue de l’écologie. Pour le solaire ? L’agri-photovoltaïque qui artificialise des sols destinés en temps normal à la production de l’alimentation. Pour l’éolien ? L’éolien en mer avec une cinquantaine de parcs d’ici à 2050. Des installations accusées de perturber les milieux marins.

Mais l’annonce qui a suscité le plus de polémiques concerne l’industrie du nucléaire. Car « pour augmenter la production électrique nationale d'ici 2050 » (alors qu’il prône la sobriété), Emmanuel Macron l’assure : « il nous faut reprendre le fil de la grande aventure du nucléaire civil en France ».
D’abord, en prolongeant la durée de vie de tous les réacteurs en service. Alors que ces réacteurs montrent indéniablement des signes de fatigue – comme ces corrosions découvertes sur des circuits directement liés à la sûreté des installations – EDF devra étudier la possibilité de les prolonger encore pendant 60 ans. Parallèlement, il s’agira de construire de nouveaux réacteurs, soit six EPR 2 et de lancer une étude pour huit EPR 2 additionnels. Enfin, « à côté de ces EPR, un appel à projets sera soutenu à hauteur d'un milliard d'euros par France 2030 et sera lancé pour faire émerger des petits réacteurs modulaires ».
« Ce nouveau programme pourrait conduire à la mise en service de 25 gigawatts de nouvelles capacités nucléaires d'ici 2050. » (63 gigawatts actuellement).

 

centrale de belleville

 

Au-delà des arguments sur la sûreté et les problèmes environnementaux causés par le nucléaire, on peut s’interroger sur les capacités de la filière à produire ces nouvelles installations. Selon le World Nuclear Industry Status Report (3), sur 56 réacteurs en construction dans le monde, 26 connaissent des retards (dont, pour 14 d’entre eux, des retards répétés). Sur les 16 mises en service prévues en 2021, seules 6 ont effectivement eu lieu.
En France, l’EPR de Flamanville accuse un retard de 12 ans et coûtera environ 20 milliards d’euros selon la Cour des comptes, soit quatre fois au moins le budget initial annoncé. L’EPR d’Olkiluotto en Finlande a été mis en service en 2022 avec 13 ans de retard mais a dû être arrêté pour des problèmes techniques.
Au final, en 2021, la part du nucléaire était de 9,8 % seulement de l’électricité produite dans le monde tandis que le solaire et l’éolien réunis atteignaient 10,2 %. Quant au coût du « nouveau nucléaire », il a augmenté de 36 % tandis que celui de l’éolien chutait de 72 % et celui du solaire de 90 %.

 

Un projet de loi qui accélère les procédures

Alors pourquoi relancer la filière en France ? Pour développer l’industrie ; pour maintenir les emplois ; pour renforcer notre souveraineté énergétique… Les arguments avancés par le chef de l’Etat sont principalement d’ordre économique. Les risques ? Il les balaie d’une phrase : « Nous garantissons aux Français des conditions de sécurité inégalées, parce qu'EDF exploite son parc avec une transparence absolue et que l'Autorité de Sûreté Nucléaire est sans aucun doute le régulateur le plus exigeant du monde. » La seule affaire des incidents graves à la centrale de Tricastin, où un lanceur d’alerte a reçu pressions et menaces, pourrait permettre d’en douter… (4)

Mais rien n’arrêtera, semble-t-il, Emmanuel Macron qui veut aller vite. Le gouvernement a rédigé un projet de loi relatif à l’accélération des procédures liées à la construction de nouvelles installations nucléaires.
Le changement de cap est majeur. En effet, l’objectif de la loi de Transition énergétique adoptée en 2015 était de réduire à 50 % la part du nucléaire à l’horizon 2025 (un horizon déjà repoussé en 2019, à 2035). Dans la future loi, l’objectif est devenu très vague : il s’agit de « diversifier le mix électrique en visant un meilleur équilibre entre le nucléaire et les énergies renouvelables », sans plus de précisions datées.

Pour accélérer la construction de nouveaux réacteurs EPR 2, le texte simplifie les procédures.
Ainsi, il sera accordé une dispense de permis de construire pour les installations et travaux de création des nouveaux réacteurs nucléaires. Celle-ci pourra se faire en bord de mer, si les réacteurs sont installés proches ou dans le périmètre de centrales existantes, comme c'est le cas pour le projet d’EPR 2 à Penly dans la Manche. L’application de la loi Littoral est donc écartée ! Des mesures d’expropriation, avec prise de possession immédiate, sont prévues pour les ouvrages annexes. Enfin, les délais d'instruction pour les parties non nucléaires seront réduits, les travaux pouvant même démarrer sans attendre le décret d'autorisation de création du réacteur.

Les procédures de contrôle sont également touchées : plus besoin de rapport intermédiaire des centrales au-delà de 35 années de fonctionnement. Un impensé en matière de sûreté !
Du point de vue écologique, outre les entorses à la loi Littoral, le projet de loi exclut les nouveaux réacteurs de l’objectif Zéro Artificialisation Nette (ZAN) imposé aux collectivités territoriales et pourtant mis en place par Emmanuel Macron lui-même : il demandait alors aux communes, départements, régions de réduire de 50 % le rythme d’artificialisation et de consommation des espaces naturels, agricoles et forestiers d’ici à 2030 par rapport à la consommation mesurée entre 2011 et 2020 (5).

Pour ce projet de loi, le gouvernement a activé une procédure accélérée : la première lecture a eu lieu au Sénat (dont la majorité est acquise au président de la République) et non à l’Assemblée nationale. Le 24 janvier dernier, les Sénateur·ices l’ont ainsi adoptée à 239 voix pour et 16 voix contre. Elle doit désormais passer devant les député·es.

hemicycle 2017 300

 

Le débat public, simple formalité administrative ?

Mais le débat se déroule bien au-delà des hémicycles. Les opposant·es à la relance de la filière nucléaire regrettent d’ailleurs que le projet de loi ait été lancé avant les résultats des différentes concertations. Pour Daniel Salmon, sénateur d’Ille-et-Vilaine interrogé par Reporterre, c’est un « déni de démocratie ». La loi n’arrive « pas au bon moment, puisqu’un débat sur la programmation pluriannuelle de l’énergie est prévu en juillet 2023 ». (6)
Déjà, une concertation nationale a été organisée en ligne d’octobre 2022 à mi-janvier 2023. Elle a reçu 31.355 contributions. Mais le rapport final des garants de la concertation n’a pas encore été diffusé.

De même, le débat public sur la construction de six nouveaux réacteurs EPR organisé par la Commission Nationale du Débat Public (CNDP) a tourné court. Dix grandes questions faisaient l’objet de dix grands rendez-vous publics à travers toute la France. Par exemple, le jeudi 16 février prochain à Tours : « comment décider, au nom de et avec la société, sur les questions nucléaires ? » Les dernières réunions devaient avoir lieu à Rouen et Paris le 27 février. Mais la CNDP jugeant que la consultation est ignorée du gouvernement, elle a décidé de la réorienter. « Pourquoi débattre, alors que les décisions sont déjà perçues comme prises, et que la machine est en route ? » s'est-elle publiquement interrogée dans un communiqué publié le 7 février (7). La rencontre à Tours ne sera pas maintenue mais un séminaire consacré à « La participation du public dans la gouvernance des projets nucléaires » sera organisé le 27 février de 16 h à 20 h. Il sera également retransmis en direct. Des contributions seront recueillies de la part des participants, et du public via une plateforme participative.

Du côté des militant·es, dès fin janvier, Greenpeace et le réseau Sortir Du Nucléaire (SDN) avaient annoncé mettre fin à leur participation à ce débat public. « Nous avions accepté de participer (…) car il nous semblait que le but de la CNDP n’était pas de fournir un vernis d’acceptabilité sociale à un projet, mais réellement de questionner son opportunité, avaient rappelé les représentantes de SDN dans un discours explicatif, le 2 février à Lyon. Nous avions ainsi opté pour une participation critique à cette procédure, afin de ne pas laisser le terrain aux mensonges de l’industrie nucléaire, qui souhaite faire passer son programme comme solution pour la transition énergétique. Cependant, malgré les multiples efforts et alertes des organisateur·ices du débat public, le gouvernement s’est employé à saper le travail de consultation pour mieux faire passer en force son programme nucléaire, en particulier à travers le projet de loi d’accélération. »

sdn débat lyon

Elles soulignaient également que « ce débat public est resté confiné aux sphères déjà initiées, malgré son enjeu national, et la bonne volonté de ses organisateur·ices ». « Nous ne pouvons que constater le très faible écho médiatique pour des séances organisées dans des salles excentrées, aux jauges réduites. (...) Rien n'est fait pour que la population se sente impliquée et soit en mesure de s'approprier pleinement un débat qui acte pourtant les choix énergétiques et économiques de la France sur des générations. En définitive, la bonne question à se poser nous semble être : le débat public peut-il être réduit au statut de pure formalité administrative ? Le réseau Sortir Du Nucléaire ne le pense pas : c'est un droit conquis grâce aux mobilisations citoyennes et consacré par la Constitution et des traités internationaux. Le mépris de ce droit nous est insupportable et a motivé notre départ de ce débat public. » (8)

Un appel national est toutefois lancé pour une mobilisation contre ce débat, le jeudi 16 février à Tours à 17 heures, place Gaston Pailhou.

 

affiche mob 2 fa6d7

 

Des doléances atomiques, politiques et émotionnelles

Autre initiative : celle du Comité Centrales qui a lancé un appel à doléances nucléaires dont le but est de dresser « un bilan à la fois politique et émotionnel des 70 dernières années de l’atome en France ». Le Comité Centrales réunit des militant·es antinucléaires. Il a réalisé récemment un film sur les luttes victorieuses en France intitulée « Notre terre mourra proprement ». « Le débat sur l’énergie est un débat d’ingénieurs et d’experts à majorité masculine, focalisé sur les enjeux techniques, dans lequel le nucléaire est présenté comme une solution miracle pour faire face au changement climatique, écrit le Comité. Ce débat n’est pas celui que nous souhaitons avoir. » (9)

A la manière des femmes anglaises qui partagèrent publiquement « leurs opinions, sentiments, rêves ou cauchemars » pour empêcher la base militaire nucléaire de Greenham Common de voir le jour (10), le Comité Centrales invite tous·tes celleux qui le souhaitent à exprimer « de manière intime leurs émotions, songes, avis concernant l’industrie du nucléaire et notre avenir énergétique en général ». Il s’agit ainsi de donner la parole à celleux qui n’osent pas participer aux débats publics ou en sont délibérément exclu·es. Les contributions sont publiées sur le blog de Mediapart. Le Comité Centrales espère ainsi des milliers de textes, images, sons, vidéos qui réveilleront les esprits antinucléaires et empêcheront l’histoire de se répéter une nouvelle fois.

Fanny Lancelin

 

(1) https://www.vie-publique.fr/discours/283773-emmanuel-macron-10022022-politique-de-lenergie
(2) RTE : Réseau de Transport d’Electricité.
(3) https://www.worldnuclearreport.org/-World-Nuclear-Industry-Status-Report-2022-.html
(4) https://www.radiofrance.fr/franceculture/podcasts/les-pieds-sur-terre/nucleaire-les-lanceurs-d-alerte-de-tricastin-4494146
(5) https://www.ofb.gouv.fr/la-demarche-zan-zero-artificialisation-nette*
(6) https://reporterre.net/Loi-d-acceleration-du-nucleaire-C-est-un-deni-de-democratie
(7)https://www.debatpublic.fr/nouveaux-reacteurs-nucleaires-et-projet-penly/communication-de-la-cpdp-sur-la-poursuite-du-debat
(8) https://www.sortirdunucleaire.org/IMG/pdf/prise_de_parole_rsdn_cpdp_lyon.pdf
(9) https://blogs.mediapart.fr/doleances-atomiques/blog/041122/appel-doleances-atomiques
(10) https://fr.wikipedia.org/wiki/Camp_de_femmes_pour_la_paix_de_Greenham_Common

 

Plus

Et les déchets ?

Relancer la filière nucléaire suppose (aussi) d’anticiper sur les déchets à venir. Les piscines d’entreposage de La Hague saturent et vieillissent, et Cigéo, le projet d’enfouissement à Bure, n’a pas été dimensionné pour le futur programme annoncé par Emmanuel Macron.

Pourtant, en janvier dernier, l’ANDRA (l’Agence Nationale de gestion des Déchets RAdioactifs) a déposé sa Demande d’Autorisation de Création (DAC) de Cigéo auprès du ministère de la Transition écologique. Dans les 30 prochains mois, l’ASN (Autorité de Sûreté Nucléaire) et l’IRSN (Institut de Radioprotection et de Sûreté Nucléaire) devront analyser les 30.000 pages du dossier pour vérifier la sûreté de la phase d’exploitation et au-delà, après la fermeture de la partie stockage prévue pour 100.000 ans (le délai nécessaire pour que ces déchets ne soient plus radioactifs).
Une enquête publique suivra à l’horizon 2026. Le décret pourrait être pris en 2027. L’ANDRA espère pouvoir déposer ses premiers colis à 500 mètres de profondeur aux alentours de 2035.

En juillet dernier, malgré les fortes oppositions sur le terrain, Cigéo avait été déclaré d’utilité publique et opération d’intérêt national. Une décision qui fait l’objet d’un recours devant le Conseil d’État depuis le 7 septembre, déposé par un collectif de 32 associations et de trente habitant·es de la Meuse et de Haute-Marne. Iels dénoncent des études d’impact insuffisantes, notamment sur les eaux souterraines et la biodiversité.

Le recours est non suspensif et des travaux préalables pourraient démarrer avant la décision.

Plus d’informations sur le dossier et les mobilisations : https://bureburebure.info/