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Adama : à Bourges, un migrant menacé d'expulsion malgré son handicap

Impossible d'ignorer le sujet des migrations lorsqu'on s'entretient avec Alicia Dujovne Ortiz, notre (Ré)acteur du mois : il y a quarante ans, fuyant la dictature militaire argentine,  la journaliste et écrivaine demandait l'asile en France. Ceci nous ramène aux migrants qui vivent aujourd'hui dans le Cher et plus particulièrement à Bourges.

Les numéros datés du 15 octobre et du 15 novembre de (Re)bonds témoignaient de leur situation souvent injuste, liée à un manque d'accès aux informations et à l'accompagnement juridique. Et à un manque d'humanité.

Le sort réservé à Adama Traoré en est un parfait exemple.

J'ai rencontré Adama, jeune Guinéen de 24 ans, un jour de manifestation devant la Préfecture du Cher. Il s'est arrêté près de moi, se tenant bien droit et me tendant un papier. Il semblait ne pas comprendre ce qui y était écrit. Moi non plus. Du jargon administratif. Une bénévole plus aguerrie a jeté un oeil  : « Ah. Il est assigné à résidence. Il faut qu'il aille signer tous les jours au commissariat et il va bientôt être renvoyé en Italie. » Elle s'était déjà retournée, assaillie par tous les autres, inquiets pour leur situation. Adama attendait, il n'avait pas entendu. C'était donc moi qui devait lui annoncer. Ma gorge s'est serrée et en le regardant droit dans les yeux, j'ai répété ces mots horribles – assigné, commissariat, expulsé, Italie – le plus doucement possible.

Sa réaction a été terrible : je n'ai jamais vu autant de terreur et de désespoir dans un regard. Rien ne sortait de sa bouche ou bien ce n'était que des « non », « ce n'est pas possible », « j'ai fait comme on m'a dit », « la France peut pas me faire ça ». Il butait sur tous les mots. J'ai cru que c'était l'émotion, avant de comprendre : Adama est bègue.

Ironie du sort : le jour même où je lui annonçais l'horrible nouvelle, il venait d'entamer une thérapie pour lutter contre son bégaiement, avec une spécialiste, orthophoniste à Bourges, Françoise Palicot.

Adama

Un Collectif des Amis d'Adama

Quelques jours plus tard, des habitants créaient le Collectif des Amis d'Adama et une pétition était lancée. Depuis, elle a été transformée en cyberaction : à chaque fois qu'elle est signée sur Internet, un mail est envoyé à la Préfecture du Cher. Elle compte aujourd'hui 3.348 participations (*).
Le but ? Demander à Catherine Ferrier, préfète du Cher, de replacer Adama en procédure normale (**), afin qu'il puisse rester en France, poursuivre ses démarches de demande d'asile et sa thérapie.
Le très sévère bégaiement dont il souffre est neurologique de nature génétique évalué entre 8 et 9 sur une échelle de 1 à 10, concernant les répercutions de ce handicap. Il est incapable de formuler des phrases et tente de se faire comprendre en griffonnant quelques mots. Il ne peut pas s'en sortir dans un pays non-francophone.
Les bégaiements sévères, s’ils prêtent encore à sourire, n'ont pas seulement pour conséquence un isolement social : dans son état actuel, il sera impossible à Adama d’apprendre ne serait-ce qu’un peu d’Italien, de faire valoir ses droits à la demande d’asile ou même de se débrouiller au quotidien pour survivre en Italie. Le jeune homme a déjà connu, lors de son premier passage dans ce pays, les épreuves liées à son handicap.
Et il n’aura aucun espoir d’améliorer sa situation, la rééducation orthophonique étant tout à fait impossible dans une langue inconnue.

Malgré son handicap, le jeune Guinéen arrêté

Malgré ces arguments, Adama a été arrêté le mercredi 20 décembre alors qu'il allait signer, comme chaque matin, au commissariat de Bourges. Transféré dans un Centre de Rétention Administrative (CRA), il risquait l'expulsion vers l'Italie, pays par lequel il est entré dans l'Union européenne.
Par texto, j'ai été informée qu'il avait refusé le premier vol. Libéré grâce à un avocat de la Cimade, il est retourné à Bourges mais il risque toujours, à chaque instant, l'expulsion.

À ce jour, la Préfète n'a donné suite ni au courrier envoyé par Adama ni au collectif ayant organisé la cyberaction.
Un reportage a été diffusé sur France Bleu Berry le mardi 9 janvier 2018 dans le journal de 8 heures et un autre sur France 3 Centre Val de Loire le samedi 20 janvier (***). Dans un article publié sur le site Internet de la radio, le journaliste Michel Benoît relaie les propos de Jérôme Millet, directeur de cabinet de la préfète : il « affirme être dans l'obligation de concilier légalité républicaine et dignité humaine. Mr Millet cite les attendus du tribunal administratif d'Orléans qui a débouté Adama Traoré dans sa demande en appel pour s'opposer à ce qu'il soit remis aux autorités italiennes : "Le juge estime que sa pathologie ne constitue en aucun cas un obstacle à ce que sa demande d'asile soit instruite en Italie, comme le stipulent les règlements européens. En revanche, si Mr Traoré obtenait l'asile en Italie, il pourrait alors revenir en France pour suivre une rééducation du langage." »
Tous ceux qui aident les demandeurs d'asile savent que ce que suggère Jérôme Millet est impossible...

Un cas symbolique

Les membres du collectif restent mobilisés. Par ailleurs, son orthophoniste a rédigé une tribune remarquable, faisant un parallèle entre bégaiement et migration, que (Re)bonds publie ci-dessous.

Adama Traoré n'est pas seul à subir les affres de la politique anti-immigration du gouvernement. Mais son cas est symbolique de l'inhumanité avec laquelle on traite ces êtres humains, qui ont pourtant déjà beaucoup souffert.
Non, il n'y a pas de vague migratoire qui submerge la France. L'accueil de tous les Adama est tout à fait possible. Il suffit de le vouloir politiquement.

(*) https://www.cyberacteurs.org/cyberactions/pourlannulationdutransfertenitalied-1971html

(**) Adama Traoré est en procédure Dublin : en laissant ses empreintes en Italie, il a permis à la France d'invoquer ce règlement européen et de tenter de le renvoyer par où il est entré en Union européenne.
(***) Vous pouvez relire le reportage de France Bleu Berry en allant sur le site : https://www.francebleu.fr/infos/faits-divers-justice/bourges-mobilisation-en-faveur-d-un-demandeur-d-asile-begue-1515508752.

Vous pouvez voir le reportage de France 3 sur : https://france3-regions.francetvinfo.fr/centre-val-de-loire/cher/bourges/bourges-collectif-se-mobilise-eviter-expulsion-jeune-guineen-1405435.html

 

Tribune - Bégaiement et migrations : parallèles

par Françoise Palicot, orthophoniste spécialisée dans la thérapie du bégaiement 

Il y a quelques semaines, Adama Traoré, jeune guinéen demandeur d'asile à Bourges, poussait la porte de mon cabinet d'orthophoniste, pour soigner un très sévère bégaiement. Menacé d'expulsion vers l'Italie, il ne pourra s'en sortir dans un pays non-francophone…

En travaillant avec lui, il m’est apparu que l’on pouvait faire un lien entre bégaiement et mouvement migratoire. Dans les deux cas, il s’agit de flux, de parole ou de personnes. Et il me semble que dans les deux cas, l’usage de la force n’est pas efficace : forçage pour faire passer le mot, blocage de la personne qui veut passer d’un pays à l’autre.

Le bégaiement est un trouble de la parole, dont on connaît maintenant les composantes génétiques et/ou neurologiques, sans oublier les facteurs linguistiques, psychologiques et environnementaux. Il peut induire souffrance, sentiment d’insécurité, et impacte souvent lourdement la qualité de vie et des relations.
Toutes les personnes bègues ne souffrent pas de leur bégaiement… c’est parce qu’elles font avec, voire en font quelque chose de positif.

L'ÉNERGIE DÉPLOYÉE À LUTTER, CONTRÔLER, EST LE PLUS SOUVENT PERDUE

S’engager dans une thérapie du bégaiement, ce n’est pas lutter contre : l’énergie déployée à lutter et contrôler est le plus souvent perdue, au détriment d’autres façons de remédier au problème.
Toutefois, quand le bégaiement est fort, il ne peut être acceptable de le subir, en l’état. La rééducation est alors indispensable, ne serait-ce que pour demander une baguette quand on a besoin d’une baguette, et non un pain parce que c’est plus facile à dire.
Toutes les personnes qui présentent un bégaiement sévère témoignent de leur douleur, frustration, honte souvent, je n’ai jamais pour autant rencontré de patients qui se plaignaient.
C’est qu’on s’endurcit quand, depuis l’enfance, on subit moqueries, sourires en coin, pitié aussi, dès qu’on prend la parole ! Et on développe de solides stratégies pour communiquer, malgré tout.
Il faut du temps, de longs mois, pour une rééducation du bégaiement. De la patience, du courage, parfois les larmes et le découragement reprennent le dessus. Mais toujours, les bénéfices valent le détour. On vit le meilleur de soi.
De toute façon, le bégaiement est là, souvent inscrit dans les gènes, et renforcé par l’environnement. L’apprivoiser, bien le connaître, l’amadouer, l’accepter sans se résigner, c’est la voie de la guérison. C’est un prix à payer, lourd au début, pour ne plus être bègue.

UNE RELATION DONNANT-DONNANT

C’est le chemin qu’a commencé à suivre Adama, Guinéen de presque 24 ans, qui m’a été envoyé par une assistante sociale du Pradha (*). Il présente un bégaiement très sévère, qui s’accentue dans les situations anxiogènes. Qui ne manquent pas, dans sa situation de migrant « dubliné » (**), sommé de faire sa demande d’asile en Italie parce qu’il y a déposé ses empreintes, en descendant du bateau qui le menait en Europe.
Depuis qu’il a débuté sa thérapie, Adama s’est montré très volontaire. Et quand sa parole « coule », son visage s’éclaircit. Sortir du bégaiement, c’est le premier pas pour sortir de la précarité. Et pour utiliser une expression en vogue, avec lui, c’est donnant-donnant : je fais mon métier d’orthophoniste, il me renvoie tout ce que ce travail a de sens pour moi.
En travaillant avec ce patient migrant, il m’est apparu que l’on pouvait faire un lien entre bégaiement et mouvement migratoire. Dans les deux cas, il s’agit de flux, de parole ou de personnes.
Et il me semble que dans les deux cas, l’usage de la force n’est pas efficace : forçage pour faire passer le mot, blocage de la personne qui veut passer d’un pays à l’autre.

BÉGAIEMENT – FLUX MIGRATOIRE : REPENSER LA DYNAMIQUE

Comme avec le bégaiement, on pourrait apprendre à faire avec le flux migratoire. En employant son énergie à s’engager dans une dynamique d’acceptation, on a tout à gagner. Mais il faut de la patience. Pas de la résignation. Si on mettait toute la dynamique, actuellement épuisante et inopérante, mise au service du rejet, au service d’un accueil bien pensé, avec des objectifs précis, comme en thérapie du bégaiement ?
Toutes ces énergies, au service de la lutte : pour le migrant, arriver jusqu’en France, tenter par tous les moyens d’y rester ; pour l’État, engager les forces de police, l’administration, etc… pour rejeter, et pour les associations, et tous ces gens qui accueillent, militent et se battent.

JE NE ME POSE PAS LA QUESTION DE SAVOIR SI ÇA VAUT LE COUP…

Sans oublier l’urgence humanitaire : à la personne qui ne peut sortir son mot, on lui donne. Le patient qui bégaie n’aime pas ça ; il a sa fierté, mais plus tard il accepte, cela fait partir du processus de guérison. À la personne qui n’a d’autre choix que partir de son pays : on donne.
Je ne me pose pas la question de savoir si ça vaut le coup d’aider Adama à rester pour soigner son bégaiement, et aussi pour construire sa vie. C’est une évidence, car il est plein d’énergie, de courage, de soif d’apprendre, d’ambition. Gagnant-gagnant.

(*) Prahda : anciens hôtels reconvertis en centres d'hébergement pour demandeurs d'asile. Celui du Cher se trouve au Subdray.
(**) « Dubliné » : se dit des migrants sous le coup du règlement européen Dublin, qui les oblige à déposer leur demande d'asile dans le pays de l'Union européenne par où ils sont entrés, même si celui-ci n'est pas en capacité de les accueillir ou s'il choisit de les expulser dans leur pays d'origine.