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Le Mouvement Ajiste, à l'origine des Auberges de Jeunesse

Un seul exemplaire d'un seul ouvrage sur le sujet, dans les 74 bibliothèques de prêt et de recherches que compte la Ville de Paris, précieusement gardé à la Réserve Centrale ! C'est dire si le titre choisi par Claude Dufrasne pour son livre résonne juste : « Une page oubliée de l'histoire de l'éducation » ! Pourtant, le Mouvement Ajiste a préfiguré le courant autogestionnaire. En cela notamment, il mérite intérêt.


C'est en 1993 que Claude Dufrasne, enseignante et fondatrice de l'Association nationale des enseignants-chercheurs en Lettres et en Sciences humaines, publie un court ouvrage sur le Mouvement Ajiste. Au moment « où l'Europe est devenue une Communauté et s'apprête à supprimer les frontières entre Etats », elle note que peu connaissent l'histoire de ceux qui fondèrent le Mouvement, pourtant « précurseurs de l'entente entre les peuples ».

Deux mouvements, deux visions de la société

L'histoire remonte au XIXe siècle, avec le début de l'ère industrielle. Les conditions de travail des enfants et des adolescents inquiètent. Les associations destinées à la jeunesse ont alors pour but d'offrir une « compensation » au milieu de l'entreprise. Elles sont souvent d'obédience religieuse.

AU XXe siècle, plus précisément en 1907, deux hommes qui ne se connaissent pas, fondent deux associations qui marqueront les mouvements de jeunesse : en Grande-Bretagne, Baden-Powell, militaire, jette les bases du mouvement des Eclaireurs ; en Allemagne, Richard Schirrmann, instituteur, transforme sa classe en gîte d'étape le temps d'un été.
Leur objectif commun ? Ils « voient, l'un et l'autre, dans la Nature, le camping, la vie collective, le meilleur remède qu'on puisse trouver aux conditions de vie perturbantes des cités industrielles », écrit Claude Dufrasne. « C'est de ces deux initiatives que naîtront à travers l'Europe, puis au-delà : le Scoutisme d'une part, les Mouvements d'Auberges de Jeunesse de l'autre. »
Avec une particularité pour la proposition de Schirrmann : elle est mixte dès le départ !

Schirrmann s'adresse aux « Wandervögel », de jeunes randonneurs qui parcourent le pays, tels des « oiseaux migrateurs ». Le concept plaît puisque cinq ans après, 65 auberges de jeunesse sont en activité en Allemagne !
Il faudra attendre le 7 février 1930 pour que la première ouvre en France, près d'Etampes en Région Parisienne. Elle est installée chez Marc Sangnier, un journaliste et homme politique chrétien. La même année, au même endroit, est fondée la Ligue Française pour les Auberges de Jeunesse (LFAJ) dont le but est « de favoriser la constitution des Auberges de Jeunesse en France ».

Trois ans plus tard, une autre association, cette fois laïque, voit le jour : le Centre Laïque des Auberges de Jeunesse (CLAJ) qui annonce vouloir « favoriser la création en France et dans les colonies de gîtes d'étape dénommés Auberges de Jeunesse ». Parmi ses fondateurs : des enseignants syndicalistes, notamment de la CGT.
auberge de jeunesse 1
La création de ces deux mouvements distincts n'est pas surprenante à l'heure de l'opposition, parfois physique, entre défenseurs de l'Enseignement public et ceux des institutions confessionnelles. « Les deux associations d'Auberges, au niveau de leurs dirigeants du moins, s'inscrivent donc à leur naissance dans deux mouvances différentes de la société française », souligne Claude Dufrasne.

Dans les deux cas, il ne s'agit pas seulement de proposer un hébergement collectif à des prix modestes, mais aussi des activités qui permettent la rencontre, l'échange entre les nationalités, l'apprentissage, le contact avec la nature...

Des jeunes usagers réclamant l'autogestion

Âgés de la cinquantaine voire de la soixantaine, les dirigeants de la LFAJ comme du CLAJ ne sont pas les usagers. Ce qui, selon Claude Dufrasne, « correspond à la conception assez paternaliste de l'époque », les adultes devant prendre soin, si ce n'est guider la jeunesse.
Mais les usagers ne l'entendent pas ainsi : ils revendiquent une « gestion directe par les jeunes pour les jeunes » et créent, pour ce faire, des clubs. Le premier voit le jour à Paris en 1935, sous l'impulsion de quelques usagers du CLAJ. Un mois plus tard, il compte 150 membres ! Au départ, il s'agit surtout d'étudiants ou d'enseignants, les seuls bénéficiant régulièrement de vacances. Mais avec les lois de 1936 améliorant les congés payés, ils sont progressivement rejoints par des ouvriers et des employés de bureaux.

La direction du CLAJ ne goûte guère ces idées d'autonomie. Pour Claude Dufrasne, « nous avons là les prémices d'une lutte d'influence qui durera plusieurs décennies entre l'organisme technique, gestionnaire des Auberges, et le mouvement des jeunes soucieux de prendre en main leurs propres affaires ».
Au-delà du pouvoir, c'est aussi la question de l'éducation qui se joue ici : « d'un côté, la vision éducative de personnes soucieuses d'inculquer aux jeunes le respect de la hiérarchie et des modèles sociaux qui furent les leurs, de l'autre des novateurs convaincus de la nécessité d'une « pédagogie ouverte » et souvent gênés dans leur entreprise par les premiers ».

Dès 1937, les clubs ouvrent leurs propres « relais », des petits gîtes d'étape au confort plus modeste mais toujours chaleureux. Ils deviennent parfois bâtisseurs à l'occasion de chantiers autogérés.

Des destins différents pendant la guerre

La guerre arrive, elle est là. Le Mouvement Ajiste poursuit son chemin différemment dans la zone nord et dans la zone sud.

Au nord, la ville de Paris est occupée en 1940. Les Allemands interdisent le CLAJ. Un « néo » CLAJ naît plus tard, au sein duquel se retrouvent des « éléments nettement favorables à la Collaboration ».
La LFAJ est tolérée par les Allemands et reconnue par le gouvernement de Vichy. « Elle a pour mission « de gérer les Auberges de Jeunesse et d'encadrer les usagers » », précise Claude Dufrasne, s'appuyant sur des textes de l'époque.
L'existence des clubs n'est, théoriquement, plus admise mais ils se retrouvent tout de même régulièrement, dans la clandestinité. En 1943, certains rejoignent la Résistance.
La même année, la LFAJ est finalement interdite.
En mars 1944, 150 Ajistes sont arrêtés : 85 seront envoyés en Allemagne, certains en camps de concentration, d'autres au STO (Service du Travail Obligatoire).auberges de jeunesse 2

En zone sud, en 1940 et 1941, des Ajistes tentent de faire reconnaître un organisme de gestion des Auberges de Jeunesse. Une nouvelle association voit le jour : les Auberges Françaises de la Jeunesse (AFJ). Elle bénéficie de subventions du gouvernement de Vichy.
Parallèlement, un club d'usagers est créé sous le nom de « Camarades de la Route ».
Rapidement, tous sont confrontés aux lois raciales ; des responsables israëlites d'auberges sont écartés. L'assemblée du mouvement vote aussi la fin du camping mixte...

Une évolution des besoins

A la Libération, Ajistes de la zone sud, du « néo » CLAJ et de la LFAJ se retrouvent. « En attendant le retour des prisonniers et déportés », on décide de conserver une organisation bicéphale : un organisme technique chargé de la gestion des Auberges (l'Union Française des Auberges de Jeunesse) et un mouvement d'usagers (Mouvement Uni des Auberges de Jeunesse).

Mais la façade craque, les rancoeurs de la guerre et les dissensions politiques sont trop fortes. Au congrès national de 1945, une partie du courant, proche du Parti Communiste Français, fait sécession.

Au fil des unions, des défections, des abandons, les associations apparaissent, disparaissent. Finalement, en 1956, la Fédération Unie des Auberges de Jeunesse, qui regroupe l'ensemble des organisations antérieures, est créée. Elle existe toujours aujourd'hui.
En 1959, la LFAJ prend un nouveau départ. Elle existe toujours également.

Dans les années 1950 et 1960, les dirigeants des mouvements ont dû remettre en cause leurs structures qu'ils considéraient « ne répondant plus aux besoins des jeunes ». Le mot « services » commence à faire son apparition, la gestion des auberges prend des formes institutionnelles…

Vers une offre de tourisme populaire

Les clubs d'usagers ne sont pas d'accord et, rapidement, réclament « un retour aux sources ». Claude Defrasne cite un jeune de 23 ans dont les propos ont été relayés dans un bulletin de groupe ajiste : « De l'école primaire à l'usine, en passant par le service militaire, on vous dit toujours : obéis et tais toi ». A la fin des années 1950, le besoin de participation active et d'autonomie se fait de plus en plus sentir : « On note partout le même désir de pouvoir prendre des initiatives, de pouvoir décider après un libre choix quelle solution sera apportée à un problème qui se pose dans le cadre d'une responsabilité confiée par des pairs. »

Malheureusement, ils ont été peu entendus par les dirigeants des mouvements. Les clubs d'usagers ont progressivement disparu tels qu'ils avaient été créés, « usagers » signifiant désormais plutôt « clients » et les Auberges se recentrant sur une offre de tourisme populaire, bon « marché ».

Aujourd'hui, la Ligue Française des Auberges de Jeunesse compte une vingtaine d'établissements ouverts en France métropolitaine ; la Fédération Unie des Auberges de Jeunesse en compte 120 (dont celle de Vierzon – lire rubrique (Ré)acteurs).

Fanny Lancelin

« Une page oubliée de l'histoire de l'éducation – Le Mouvement Ajiste », Claude Defrasne, Académie européenne du livre, 1993.

PLUS

  • Un guide sur les Auberges de Jeunesse. Le Pôle de conservation des archives des associations de jeunesse et d’éducation populaire (PAJEP) des archives départementales du Val de Marne ont mis en ligne un document complet et illustré intitulé « Guide des archives sur les auberges de jeunesse » élaboré en juillet 2014.
    Il contient notamment des fiches sur chacune des organisations d'Auberges de Jeunesse ayant existé, des origines jusqu'en 2010, ainsi que la présentation de personnalités marquantes de l'histoire du Mouvement Ajiste.
    Le document est l'oeuvre de Gaëtan Sourice, Marine Coadic et René Sedes, militant ajiste et auteur d’un livre intitulé « Quand les auberges de jeunesse ouvraient toutes les routes - Ajisme et auberges de jeunesse, une aventure centenaire (1897-2005) », autoédition, 2005.
    A consulter sur http://archives.valdemarne.fr/_depot_ad94/articles/482/auberges_doc.pdf