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L'écriture comme trait d'union

Texte : Fanny Lancelin
Photos : Ludovic Bourgeois

« Il est vain de s'asseoir pour écrire quand on ne s'est jamais levé pour vivre. » Henri-David Thoreau

« Ecrire, c'est hurler sans bruit. » Marguerite Duras

Ces mots ne sont pas seulement gravés à l'encre violette dans un petit cahier de citations, que je tiens depuis vingt-cinq ans. Ils sont gravés dans mon esprit. Et pourtant, ce n'est qu'aujourd'hui, à la lecture de ces textes écrits par des hommes qui ont tant souffert et qui souffrent toujours tant, que j'en saisis vraiment le sens : « Ecrire, c'est hurler sans bruit. »


Marguerite Duras disait aussi : « Il faut être plus fort que soi pour aborder l'écriture, il faut être plus fort que ce qu'on écrit. » Atelier 3Nul doute que ces êtres-là soient forts, pour avoir survécu malgré… malgré tout. L'oppression, la faim, la guerre, la séparation, les marches, l'épuisement, les coups, les tortures, l'attente, la mer, les camps, l'humiliation, le froid, la montagne, la rue, le béton, la police, le Prahda (*)… La peur. Et, peut-être pire, les désillusions.

Ils étaient las de courber l'échine. Ils se sont levés pour vivre. Ils sont devenus des « migrants », puis des « demandeurs d'asile », « Dublinés » (**) pour certains, « réfugiés » (***) pour d'autres.
Ce matin-là, ils s'asseoient pour écrire, comme chaque jeudi depuis quelques semaines, dans un local prêté par une association culturelle de Bourges. Au milieu d'eux : des étudiants et artistes qui leur proposent un atelier d'expression. Une bulle.

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Un écho à une démarche artistique

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Alexandra, Benjamin, Elsa, Mateo, Michelle et Nicolas sont amis. Tous issus de la même école : les Beaux-Arts de Bourges. Un jour d'hiver, ils ont vu débarquer un jeune homme engagé dans un collectif d'habitants venant en aide aux demandeurs d'asile. Son idée ? Créer un lien entre ce collectif, les demandeurs d'asile vivant au Prahda et les Beaux-Arts.Atelier 5
« Avant même de le rencontrer, nous étions déjà tous intéressés par la politique et touchés par l'actualité, raconte Alexandra. Sa proposition faisait écho à notre travail ou nos préoccupations personnelles. » Certains, comme Elsa, ont déjà animé des ateliers d'écriture, notamment à l'étranger. Tous ont à coeur « la rencontre », « le commun ».

En novembre 2017, après une réunion avec des habitants de Bourges et des environs, ainsi que des demandeurs d'asile, ils décident de lancer un atelier d'écriture. Quelques semaines de réflexion et de conception sont nécessaires pour que la première séance s'organise, en mars. « Au départ, on voulait travailler sur les récits pour l'OFPRA (****), défricher les histoires, approfondir les descriptions, explique Benjamin. Mais on s'est rendu compte que ça demandait un bagage juridique important et qu'il y avait des risques pour les demandeurs d'asile si on ne le faisait pas correctement. » Vient alors l'idée de récits qui permettraient de communiquer sur la situation des demandeurs d'asile. « Mais on retombait dans l'administratif et ils se faisaient mal à raconter tout ça. »

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Un atelier poétique qui ouvre l'imaginaire

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Les artistes les emmènent alors « ailleurs ». En les invitant à créer une forme parallèle d'écriture, plus poétique, qui ouvre leur imaginaire. La réalité se lit souvent entre les lignes, mais elle se transforme en images, en métaphores. Elle devient conte, fable, rêve, poème, manifeste. Parfois même dessins ou collages. La langue n'est alors plus une barrière.Atelier 4

« L'atelier est aussi un endroit pour se voir régulièrement », souligne Nicolas. Un rendez-vous, un « je-serai-là » essentiel pour des demandeurs d'asile qui passent souvent des journées à simplement attendre que l'administration leur fasse signe… « Ils changent de lieu, d'air, d'idées... »
Les participants ont lié amitié et certains se voient même en dehors des jeudis, pour des pique-nique par exemple. « Ces moments nous permettent de mieux nous connaître, sourit Alexandra. Ils se sentent en confiance, libres de s'exprimer. »

Comment se passe un atelier type ? « On commence par une lecture collective, puis on explique ce qu'on propose pour la séance. Il y a une phase de création, de production. Et enfin, une mise en commun où chacun lit son texte et montre ses collages. »
Est aussi pris en compte ce qu'aiment les participants. « Pour certains, les exercices de français ; d'autres l'oral ; d'autres encore le dessin... »

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Des sujets souvent politiques

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Les outils ont été créés progressivement, au fil des ateliers, mais aussi à l'occasion d'une semaine de « workshop » aux Beaux-Arts avant les vacances d'avril. L'atelier d'écriture collaboratif, baptisé « La Palabre », s'est tenu à l'école, à Emmetrop et dans la rue. Une quinzaine de personnes y ont pris part – sans compter le public dans la rue – étudiants, artistes et demandeurs d'asile.Atelier 6

Un jeu de cartes, élaboré par les participants eux-mêmes, jète les bases du récit. « C'est collaboratif parce qu'on doit se mettre d'accord sur le sens à donner aux images pour écrire », explique Benjamin. « Le jeu a donné lieu à des moments festifs et pourtant, à la fin, les sujets qui revenaient étaient souvent politiques », constate Nicolas.
Les textes écrits sous forme de contes et de dessins sont réunis dans un livret.

Mais pour Benjamin, qui n'est plus étudiant, l'enjeu du « workshop » était aussi « de voir comment les Beaux-Arts pouvaient s'emparer du sujet ». « Le rapport politique des Beaux-Arts est paradoxal. C'est une institution. Cela varie selon les années, les enseignants, les directions... » Résultat ? « Des enseignants ont soutenu le workshop et certains étudiants sont intéressés pour prendre le relais de l'atelier l'année prochaine. » Elsa a même bon espoir qu'un jour, un enseignant l'organise à l'école.

En attendant, il poursuit sa route, trace des lignes dans les têtes et les coeurs, et sur le papier pour laisser une trace, un témoignage… Car certains demandeurs d'asile seront bientôt déboutés, expulsés dans le pays d'Europe par où ils sont arrivés et où ils ne veulent pas vivre ; d'autres contraints de retourner dans le pays qu'ils ont fui, où ils sont condamnés à la misère ou la mort (lire aussi la rubrique (Re)découvrir).
Que restera-t-il de leur passage ? Des sourires qui éclairent leurs visages lorsqu'ils quittent l'atelier et se lèvent pour retourner vivre ? Ces mots et ces dessins. Ces mots publiés ci-dessous, tels quels pour ne pas les trahir. Ces mots. Les seuls qui vaillent.

 

(*) Prahda : ancien hôtel Formule 1, situé en bordure d'autoroute, reconverti par l’État et la société Adoma en centre d'hébergement pour demandeurs d'asile. Environ 90 hommes peuvent y être accueillis à Bourges, dans l'attente de la décision de l'administration française sur leur sort (lire le numéro 6 de (Re)bonds, onglet Archives en haut à droite).
(**) Dublinés : se dit des demandeurs d'asile sous le coup du règlement européen dit « Dublin », c'est-à-dire ceux qui ont été contraints de laisser leurs empreintes dans le pays par où ils sont entrés en Europe (souvent l'Italie, l'Allemagne, l'Espagne, la Suèd et qui risquent d'y être expulsés.
(***) Réfugiés : statut accordé à certains demandeurs d'asile qui bénéficient alors d'une carte de résident.
(****) OFPRA : Office Français de Protection des Réfugiés et Apatrides. Les demandeurs d'asile passent un entretien devant un agent de l'OFPRA qui statue sur la validité de leur démarche.

 

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