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« Je vais vous parler de Jawed »

C. vit à Bourges. Son chemin a croisé celui des migrants il y a plus d'un an, après le démantèlement de la jungle de Calais, puis l'ouverture du Prahda (*). Elle tente de venir en aide à ceux qui la sollicitent. Comme Jawed, jeune Afghan qui s'est résigné à retourner dans son pays au risque d'y mourir, parce que l'Europe n'a pas voulu le laisser vivre ici.
Pour qu'il ne disparaisse pas tout à fait, C. écrit. Chaque jour, un bout de son histoire, de leur histoire. Elle nous la confie ici.

« Il a donc eu ce triste droit, celui de retourner volontairement dans son pays à feu et à sang : l'Afghanistan.jawed

Son départ n'est maintenant plus qu'une question de jours, le plus tôt sera le mieux pour lui qui survit péniblement et sans un sou dans ce non-endroit qu'est le Prahda.
Il n'est de jour sans que les bombes ne frappent : il y a quelques jours, 60 victimes toutes chiites, toutes jeunes ou très jeunes ; une peu avant, « seulement » 30 morts, mais tout le monde le sait car des journalistes y figurent. Un autre lieu, au sud, pleure le jour même 11 enfants.
Le drôle de compte à rebours est pourtant enclenché : bientôt son avion se posera au milieu des ruines de son pays, il tournera le dos à quatre ans de vie occidentale et ira vers quoi ? Vers qui ? Les siens, la fuite, la mort ?

Alors, pour tenter de donner une épine dorsale à ce fatras d'absurdités, je vais vous parler de Jawed, de ce que je sais qu’il a vécu, de ce qu'il vit, de ce que je ne saurais plus mais qu'il vivra bientôt.
Pour que lui, dont on n'a voulu nulle part en Europe, imprime malgré tout la trace de son passage.

Un message...

Jawed part le 9 mai, Jawed part le 9 mai. Refrain obsédant.
Il est content : « Good news ! ». Moi non, je suis assez épouvantée d'avoir pu rendre cela possible, cette victoire contre l'arbitraire a un sale goût.
Et si Jawed meurt, à Kaboul ? Je resterai celle qui lui a permis d'accéder au retour volontaire qu'on lui refusait.
C'est le plus occidental des Afghans qui va s'envoler vers son pays et vers les siens, vers la guerre aussi. Difficile d'imaginer sa silhouette de dandy dans ce décor hostile.

Octobre 2017 : un message sur Whatsapp : « Yeah Miss ! » accompagné de la photo d'une convocation à la Préfecture « en vue d'une notification de transfert et de détermination de l'Etat gnagnagna gnagnagna... »
C'étaient deux Hazâras et un Pachtou qui cherchaient un salut qu'ils n'auraient pas...

La rue ou l'avion

En septembre, j'avais assisté, au tribunal administratif d'Orléans, à l'audience du recours formé par un autre jeune Afghan hazâra, R., converti au catholicisme et résidant au Prahda. Tout cela sentait un peu l'improvisation : l'avocat consultait à la hâte le dossier que le gars trimbalait partout et l'audience fut expédiée, de même que les suivantes. L'interprète put néanmoins faire entendre la voix du jeune homme qui exprimait ses craintes quant au retour vers l'Afghanistan que lui imposerait à coup sûr la Finlande. « C'est l'affaire de la Finlande, pas la nôtre », statua classiquement le juge quelques jours après. Un beau matin, R. plia donc bagages et disparut du Prahda et des écrans radars. Comme des milliers de ses compatriotes, il fait le long chemin de croix solitaire et misérable qui le conduira peut-être, s'il ne se fait pas arrêter, s'il ne devient pas fou ou définitivement clochard, à la demande d'asile en France. La rue ou l'avion.

En octobre, suite au message sur Whatsapp, on part rencontrer un nommé Jawed, et on tombe sur deux autres compères, H., Afghan hazâra débouté du Danemark, et A., pachtou débouté d'Allemagne. Le reflux des déboutés des pays d'Europe du Nord, qui ont beaucoup accueilli vers 2015 mais aussi énormément refusé l'asile, vient de commencer : ils sont des dizaines de milliers à fuir la déportation vers l'Afghanistan et à tenter leur chance en France, en Belgique, en Italie… Tous seront placés en procédure Dublin et la France n'aura de cesse de les renvoyer d'où ils viennent.
Les convocations s'enchaînent : 16, 21 et 28 novembre, même motif, même punition.

Kaboul déclarée ville sûre

Il y a eu du nouveau : en octobre, la Cimade et Amnesty International, forts d'un rapport alarmant sur les risques des retours forcés vers l'Afghanistan, somment la France de suspendre les transferts vers les pays d'Europe qui déportent vers l'Afghanistan. Toubon, le Défenseur des Droits, fait de même et demande un moratoire. L'été à Kaboul fut plus meurtrier que jamais. La représentation nationale de Kaboul est fermée.
Les avocats tentent leur chance un peu partout en France.

On trouve une avocate correcte, qui a obtenu des annulations d'arrêtés et on se lance, on va essayer.
Hélas, « On » n'y arrivera pas, nulle part en France « on » n'y arrivera.

L'Europe a déversé des sommes conséquentes vers l'Afghanistan - un hypocrite soutien au développement - et donc, l'Afghanistan ne s'opposera pas au retour des 80.000 déboutés. Kaboul, envers et contre toute logique, reste une région déclarée sûre. L'ambassade de France a mis la clé sous la porte depuis les sanglants attentats de l'été, mais qu'importe ! Un rapport surréaliste estime même que la mortalité globale due aux attentats, rapportée au nombre d'habitants, peut être comparable à celle due aux accidents de la circulation ! On renvoie donc vers Kaboul ; qu’importe si les expulsés sont originaires d'un coin rendu inaccessible car en proie aux Talibans, qu'importe si on en retrouve morts de mort violente quelques heures après leur descente de l'avion.
« On » ne se doute de rien, « on » fait les dossiers chez moi, bien complets, bien documentés, bien à l'avance pour le jour où tombera l'arrêté.

« La clandestinitié, ce n'est pas ce qu'il voulait »

Le Pachtou est tout petit, il a les yeux les plus tristes du monde. Il ne parle ni français ni anglais. Ses compatriotes rechignent à lui traduire : ils sont hazâras et un lourd contentieux séparent ces deux groupes, les premiers ayant massacré plus de 60 % des seconds il y a un siècle, ce qui a jeté un froid durable semble-t-il.
Bref, je galère en me rendant chez d'autres Pachtous avec lui pour qu’ils lui traduisent les tenants et les aboutissants. Rien que se faire expliquer où est l'appartement est une sacré paire de manches. Je m'occupe de lui en priorité, il me fait vraiment de la peine.

Le jour de l'audience, l'avocate a délégué son collaborateur : il gère des dossiers de la CNDA (***). « En France, pour un tel cas, vu l'aggravation des conditions sur place, j'aurais obtenu un réexamen et la protection subsidiaire », tente-t-il auprès du juge. Ben oui, mais il « était en Allemagne, rendons-le à l’Allemagne ». Il faudra attendre six mois pour qu'un juge tienne enfin compte de l'effet « ricochet » et ne s'en lave pas les mains.
Pour l'instant ce n'est pas encore le cas, et on sort de l'audience sachant que c'est plié.

L'interprète est un vieux monsieur très digne, Afghan, ancien géologue, parti de chez lui à l'âge de 20 ans. Nous allons boire un chocolat au café du Palais. A. tient à nous l'offrir. L'interprète lui explique avec ménagement qu'il ne faut rien attendre de l'audience, discute très longtemps avec lui, s'informe de la situation dramatique de ses jeunes compatriotes exilés, s'étonne et se scandalise de l'absurde règlement Dublin. Il semble sincèrement ému par ce qu'il découvre. Ce procès servira peut-être au moins à ça : faire un peu sortir de l'ombre le sort des Dublin.

Sans surprise, un résultat négatif parvient à A. quelques jours après. Je le retrouve chez ses amis, nous discutons longuement des possibilités qui s'offrent maintenant à lui : refuser son vol s'il est arrêté puis tenter sa chance dans un autre pays (un ou deux ne mettent pas encore les déboutés systématiquement en procédure Dublin), ou essayer de rester dix-huit mois, en situation irrégulière, pour ensuite demander l'asile en France. Beaucoup le font : ce seront les rues de Paris et son camp Porte de la Chapelle, et parfois l'hospitalité de proches lorsqu’ils ont lié connaissances en France.
Mais A. est las d'errer de pays en pays depuis des années. La clandestinité, ce n'est pas ce qu'il voulait. Sa famille lui manque, le prix à payer est trop élevé. Dans quelques jours, ses amis me téléphoneront pour me dire qu'il accepte son transfert vers l'Allemagne, qu'il me remercie pour l'aide que j'ai tenté de lui apporter.

A. sera arrêté le 20 décembre, à l'occasion de sa signature quotidienne au commissariat, en même temps qu'Adama, jeune Guinéen extrêmement bègue à qui la préfète du Cher a refusé toute clémence. Contrairement à beaucoup de ses compatriotes, A. ne refusera pas de monter dans l'avion qui le conduira en Allemagne. Je pourrais tenter de le joindre pour avoir de ses nouvelles, mais à quoi bon ? Nous n'avons aucune langue commune.

Les pays du Nord

J'ai appris hier que A. est toujours en Allemagne, dans sa « no life », certainement à l'abri et nourri, mais sans aucune perspective. Voici cinq mois qu'il attend, qu'il attend quoi ? Rien. Il n'est pas sous les bombes, il attend. Je sais les gars paumés, vidés, après leurs années d'errance et de sévices, puis d'espoirs décus. L’Allemagne a repris son sinistre ballet vers Kaboul, il n’est même plus en sécurité.

De manière impressionniste, les jeunes Afghans me brossent le tableau de ces pays du Nord (Suède, Danemark, Finlande) qui les accueillirent dignement, entendez par là qu'ils sont logés et nourris correctement à leur arrivée, que la langue leur est enseignée de manière intensive pendant que par ailleurs, leur demande d'asile est instruite, et qu’ils reçoivent une formation professionnelle. Plusieurs avaient une petite amie, s'étaient fait des potes, avaient une promesse d'embauche. Bref, on les traitait correctement, infiniment mieux que la poignée de demandeurs d'asile qui échouent chez nous.

Mais, on y refuse beaucoup l'asile aussi, aux Afghans particulièrement. Ces tout jeunes garçons ne peuvent en rien prouver les menaces personnelles qui pèsent sur eux, et la protection subsidiaire qui les protège chez nous semble inconnue là-bas, si bien qu'au bout de deux ou trois ans, le couperet tombe : refus d'asile, vous êtes priés de quitter notre territoire.

Et ils partent.
Leur nouveau monde, apprivoisé courageusement, s'écroule. C'est simple, ça se voit sur leurs  photos.
2015 : un gosse à peine sorti de l'enfance et qui fait un selfie triste dans un coin terrible de la Bulgarie.
2015 -2016 : le voila qui pose fièrement dans un pays du Nord puis gaiement devant les monuments, la mer, les parterres fleuris, avec ses amis, sa copine, ses profs.
2017 : selfie dans un train, seul au monde à nouveau, arraché à la rassurante routine, aux proches, une fois de plus, puis devant la tour Eiffel - tout le monde pose devant la tour Eiffel, jamais vu UN demandeur d'asile ne pas poser au pied de la tour Eiffel. Le regard est devenu grave, inquiet, tendu. Tous ont perdu leurs illusions, leurs rêves, leurs amis, leur enfance, et définitivement leur entrain.

Et les voici sur le quai d'une gare parisienne.

« Un Hazâra vient de repérer un autre Hazâra »

Voici H., arraché au Danemark.
H. est perdu, il ne sait ni que faire, ni où se rendre, il a le moral à moins mille.
Il a 20 ans et a dû abandonner sa deuxième vie il y a quelques jours.
Il aperçoit Jawed, silhouette élégante qui détonne au milieu des refugiés encapuchonnés, ses yeux légèrement bridés : un Hazâra vient de repérer un autre Hazâra dans la cohue parisienne, désormais ils ne se quitteront plus : camp immonde Porte de la Chapelle, puis en province, une ville minuscule mais où ils reprennent espoir et deux mois après, transfert, toujours ensemble, comme par miracle, vers le Prahda de Bourges.
Ils ignorent que leur destin est désormais scellé : l'un doit repartir en Suède, l'autre au Danemark, les deux retourneront à Kaboul.

Ironie du sort, ils furent arrêtés ensemble, le même jour de décembre. Menottés comme il se doit, mais H. s'agitait trop, il sera menotté les mains derrière le dos, pendant quatre heures, quatre heures de trajet.
Il n'a rien fait, c'est un gamin de 21 ans qui tente de fuir son sort.
H. est une vraie pipelette, Jawed est secret et réservé.

Les Hazâras sont des afghans qui ne ressemblent pas aux afghans, plutôt à des asiatiques, « les nez plats » disent les Pachtous, et Jawed est un Hazâra qui ne ressemble pas à un Hazâra, encore moins à un Pachtou. C'est le plus européen des Afghans que je connaisse et c'est pourtant lui qui va partir.
Les Hazâras ont été à la fois privilégiés et très réprimés, ils sont actuellement fort discriminés par le pouvoir et cibles de l'EI et de Daesh réunis, en gros, en très gros. Leur islam chiite semble un peu moins borné que celui des Sunnites, vu de loin, de très loin ; leurs femmes un peu moins empaquetées et cloitrées, j'ai même vu des photos d'une classe mixte avec des bouts de chevelure féminine, c'est dire. Ils ont beau me dépeindre la situation géopolitique inlassablement, plus ça va, moins je comprends.

De H. je saurai presque tout, de Jawed presque rien. Il promène son spleen, lorsqu'il n'est pas trop mal pour sortir. Son allure tranche avec celle de ses colocataires : où a-t-il déniché cette veste cintrée en cuir noir, et cette bague plate ouvragée ? Le massacre capillaire auquel il se livre régulièrement, comme ses compatriotes (les Afghans et leurs cheveux, c'est toute une histoire) n'arrive pas à l'enlaidir. Nous partons en week-end et nous laissons les clés aux trois mousquetaires, histoire de les changer du Prahda. Ils nous envoient des photos du plat qu'ils ont préparé ; tiens, Jawed a une coquetterie dans l'œil (il louche un peu), la médecine là-bas, ce n’est pas trop ça, enfin c'était ça avant qu'on leur détruise tout, c'est plus ça, va-t-on dire.
S. est le troisième larron, tout jeune . Sera bientôt l’heureux possesseur des précieux « papiers »  et hélas, pour l’instant, d’une acné pour laquelle il espère un rendez-vous médical.

On a eu le rendez-vous, et comme ils s'emmerdent à cent à l'heure, là où va l'un vont les autres : nous voici donc tous partis en délégation chez le dermatologue. On convient que si celui-ci ne parle pas anglais, j'irais dans le bureau pour traduire, mais que non, on n'y entrera pas tous les quatre.

Bingo : le docteur appartient à la génération « Non je parle pas du tout anglais, pourquoi ? »
On entre dans un grand bureau de vrai docteur, qui pose plein de vraies questions que je traduis vaille que vaille avec un piètre anglais. S. répond, c'est inaudible, il est intimidé. J'explique en long en large et surtout de travers comment se tartiner tous les soirs la crème magique mais qui pique, qui doit piquer un peu mais pas trop, que si ça pèle trop 'faut en mettre moins, mais 'faut que ça pèle un peu quand même. Bref, on remonte dans la voiture, et la visite est abondamment expliquée et commentée je suppose. S. a soudain retrouvé sa langue : « Comment se passe une consultation chez un très digne spécialiste de ville... »

La musculation

Mon cher et tendre avait énergiquement refusé de prescrire le moindre traitement à ce sujet : « Pff, l'acné, oui ça se soigne. Non, je ne fais pas ça.... Comment ? Ho ! Ça a dû bien changer. »

Par contre, il ne peut échapper aux consultations pour « mal de dos, de jambes, de bras... ». Il râle :

« Je ne peux pas, j'ai pas le matériel et on n'est pas bien installé !
 - Mais c’est juste pour voir ce qu'il a au dos, il a super mal. »

C'est fou ce que des gamins aussi jeunes peuvent se plaindre du dos : mauvais couchages des mois durant ? Psycho-somatisation ? On a vite eu l’explication : le loisir principal, outre les expériences capillaires hasardeuses, c’est la musculation. C'est très sérieux, 'faut pas se moquer, mais ce n'est jamais la cause de leurs maux...

« Tu fais de la muscu ? s'assure mon cher et tendre devant des tablettes de chocolat impeccables (des fois que ce soit génétique)
 - Oui, je un peu.
- T'as pas un peu forcé des fois ?
- Ha non ! Pas du tout, ça rien à voir ! »
Il examine, prescrit des antalgiques, de la kiné, du repos, et… plus de muscu !
« Pendant au moins dix jours, hein ?
- Oui pas problème, je arrêter sport. »

Trois jours après :
« Ça va mieux ton dos ?
- Oui, très bien, je guéris.
- T'es pas encore retourné à la muscu, au moins ?
- Si je retourné, mais moi très bien, je plus mal du tout.
 - Il avait pas dit 10 jours ?
- Mais, je plus rien, je te dis. »
Grand sourire.

Voila, c’est ça les préoccupations des gars qui ont eu leurs papiers, et ça ne devrait être que ça pour tout le monde, à cet âge là. Et bien non. Pas pour H. et Jawed, la vie va s'acharner sur eux encore un paquet de temps.

Derniers jours au Prahda

Jawed quitte l'atmosphère étouffante du Prahda et vient dormir à la maison en compagnie de son ami qu'il ne reverra bientôt plus. H. s’est déjà volatilisé, recours perdus pour tout le monde, il ne veut pas retourner en Afghanistan, certains errent ainsi des années de pays en pays, Dublin partout ou presque.

Je vais le chercher, les yeux pleins de larmes, à cause du chien qui est mort cette nuit. C'est dérisoire, la mort d'un chien, quand ailleurs les gens tombent comme des mouches sous les balles, sous les bombes ; ça ne m'empêche pas de pleurer, un peu sur le chien, un peu sur Jawed, impossible de démêler les causes.
Avant son départ, on enchaine les lessives. Le billet de train ne va pas, il y a grève après-demain et même sans la grève, c'est trop juste pour rejoindre Roissy à temps. C'est vraiment démerde-toi jusqu'au bout.

On cherche un autre train, un hébergement pour la nuit, un accompagnement jusqu'à Roissy. On se rabat sur un bus la veille, un bénévole parisien l'hébergera, ira avec lui jusqu'à l'aéroport, sera rejoint par une fille qui y bosse. La veille, il passera voir ses potes « parisiens », fera une dernière fois un tour dans le beau Paris qu'il aimait tant.
Avec deux de ses potes, plus chanceux, on part se procurer une valise, on file dans un magasin cheep d'un centre commercial, les valises sont moches, direction Tati où les trois mousquetaires trouvent THE valise, solide, chic et pas chère. A les voir, on croirait trois ados préparant un départ en vacances. Non, ça aurait pu, ça a failli, mais non.

Jawed semble heureux, il va retrouver son pays, ses proches.
Je leur parle de Tati, Avenue de Clichy à Paris, véritable caverne d'Ali Baba. Jawed n'en connaitra jamais rien, les deux autres iront un jour à Paris, reviendront chargés de tee-shirts, de casquettes, de jeans fashions.

La veille, plus d'une douzaine se sont retrouvés dans un appartement du Prado, car l'un d'entre eux venait d'apprendre la mort de sa mère.
Ça fait quoi d'apprendre la mort de sa mère à des milliers de kilomètres de distance, tous ces sacrifices, ces arrachements pour cette vie encore si incertaine, si misérable ? Les femmes ne sont pas à la fête là-bas mais tous chérissent leur mère. Le 8 mars, fleurissent sur les profils les fleurs, les larmes et les messages : « Miss you Mom ».

Jawed est pudique et je ne cherche pas à recueillir ses confidences, pourtant, lorsqu'il a fallu évoquer son futur entretien à l'OFII (****), nous avons abordé les raisons de son départ, qu'il faudra bien exposer pour obtenir l’accord de l'OFII.
De sa voix très douce et presque inaudible, il m'a parlé pour la première et la dernière fois de sa mère, de ses sœurs, de leur situation intenable dans une région dangereuse et troublée, de la nécessité impérieuse qu'il retourne auprès d'elles pour leur venir en aide.
Je l'ai cru, je n'ai aucune raison de ne pas le croire, je n'ai pas questionné sur ce que je n'avais pas compris, lui ai dit de parler à la personne de l'OFII comme il m'avait parlé.
Je ne suis pas sûre qu'il ait réussi à l'émouvoir. Emouvoir, quel drôle de mot par les temps qui courent.

Il passe sa dernière nuit au Pradha. Nous passerons le chercher pour le conduire à la sinistre gare routière tout près du Prado, repère de demandeurs d'asile, et son Centre Leclerc, où il est impossible de faire ses courses sans tomber sur des groupes d'Afghans faisant leurs emplettes. Si le Centre Leclerc ferme comme il en est question, c'est un petit bout d'Afghanistan qu'on va perdre à Bourges.

L'heure des adieux

Jawed est malade en voiture, ça en est impressionnant. Il a des médicaments contre ça, mais tout de même. Comme lors des voyages scolaires des mioches, on se dit qu'il sera mieux à l'avant du car. Le bus arrive, je questionne le gros connard qui vérifie les titres de voyage :
« Il est malade en car, le jeune homme, ce serait possible qu'il soit à l'avant ? »
« NON ! » m'aboie l'autre pitbull qui est mûr pour bosser à la pref', à l'OFII, au Prahda, bref dans tous ces endroits où on fait preuve de tant de sollicitude pour des gens souffrant de syndromes post-traumatiques, d'angoisses, de désorientation, etc. !

L'heure des adieux, on ne voit plus Jawed au travers des vitres fumées. On remonte dans la voiture, on se dit que tout ira bien pour lui.

Le lendemain matin, quatre bombes explosent dans Kaboul, faisant de nombreuses victimes. Et un tremblement de terre secoue le nord du pays.

Les réseaux sociaux s'affolent une fois de plus, « Priez pour mon pays ». Rien dans la presse, ou si peu.
Les avions décollent.

Le CRA : une prison avec des enfants, des bébés

Je me souviens parfaitement du jour où Jawed a décidé de repartir en Afghanistan : c’était un mois après son arrestation. Arrêté avec son ami, menotté, dans le dos pour H. qui s’agitait un peu trop. Tout le trajet menant vers le CRA (*****). L’avion au petit matin.
Qui m’a prévenu ? Je ne m’en souviens plus. J’ignorais dans quel centre de rétention ils pouvaient être, j’ai ameuté tout le monde, des gens m’ont passé des numéros, Rennes, Vincennes, Mesnil-Amelot… Bingo ! C’était là, CRA 3, car c’est immense le centre de rétention, au pied des pistes, comme on dit dans les pubs pour Méribel. J’ai pu avoir brièvement l’un des deux au téléphone. Ils ne voulaient pas partir, ni pour la Suède, ni pour le Danemark. « Vous serez en fuite, après, ce sera fini, 18 mois, plus de sous, plus de toit... » Je débite une dernière fois mon laïus. « No, we want to stay », « OK, refuse the plane, I call Maitre Machin » et scrouic, plus de ligne.

J’appelle l’avocate, mais Mesnil-Amelot, ce n’est pas la porte à côté. Il est d’usage de confier la rédaction du recours à la Cimade et de s’en remettre à l’avocat de permanence. Tous les Dublin sont libérés au bout du compte.
Prévenons donc que c’est comme ça que ça se passe.
Oui, mais voilà, ils ne répondent plus. Les cabines publiques du CRA non plus, ça sonne dans le vide. Horreur ! Mes pauvres petits gars pensent que leur avocate s’occupe de tout et plus moyen de leur dire qu’il faut aller au bureau de la Cimade, et tout ça par ma faute !
J’envoie leurs dossiers à la Cimade, passe une nuit éprouvante. Le lendemain, la Cimade a répondu : ils sont passés, le recours est fait, ils rencontrent le Juge des Libertés cet après-midi. Une fois dehors, c’est la galère pour revenir sur Paris : l’arrêt de bus est loin, ils n’ont ni fric ni téléphone. Un pote de Paris se propose de les loger, ils se perdent alors qu’ils sont devant chez lui. Bref : le lendemain, les voila à la gare de Bourges.
Je suis plus émue que prévu de les revoir, et eux aussi. Ça secoue, le CRA, même une nuit, les gars reviennent tous en vrac : c’est une prison, une vraie, crade, bruyante, angoissante, violente.

« Il y avait une famille », confie H. bouleversé. Car le CRA, c’est une prison, mais une prison un peu spéciale : une prison avec des enfants, des bébés.
Il continue : « Il y avait trois enfants ». Il n’est pas sûr de la nationalité mais a retenu les âges, le plus jeune était bien jeune.
« Je leur ai dit qu’ils pouvaient refuser, ils n’avaient pas l’air de savoir. » Hélas, H., parfois on ne peut plus refuser : on est scotché, ligoté, bâillonné, masqué, drogué pour le vol.

Dernier espoir alors : la BAD, Brigade Anti Déportation. J’ai rencontré plusieurs de leurs membres. Pour les destinations les plus dangereuses : Soudan, Afghanistan… Ils filent à l’aéroport, tentent de convaincre équipage et passagers de refuser la présence de l’exilé, se font arrêter, éloigner, inculper. Les préfectures rusent, affrètent des charters qui décollent depuis Le Bourget, débarquent les passagers rétifs. Mais les vols sont quotidiens et la BAD se concentre sur les situations les plus dramatiques.

Le retour volontaire

Que vont-ils faire ? Fini les pointages quotidiens au commissariat. Jawed réfléchit, H. me dit qu’il ne dort pas, qu’il est en plein dilemme : sa mère est malade, sa famille en danger. Peu à peu, s’éloigne ce projet de construire sa vie en Europe, les siens lui manquent. On a parlé du retour volontaire. Un jour, il vient me voir : « Je veux repartir en Afghanistan, j’ai bien réfléchi. »
Et… les ennuis vont « commencer »…

D’abord, le retour volontaire, c’est pas pour les Dublin ; eux relèvent d’un autre pays, c’est pour les déboutés. Oui, mais voilà, 'faut virer du monde, le plus de monde possible, surtout les Afghans, on a des accords, on a versé plein de pognon pour qu’ils reprennent leurs mioches qui ne voulaient pas finir morts, soldats (c'est un peu pareil) ou Talibans. Alors, c’est devenu possible, grâce à une circulaire miracle. Oui, mais notre ami est en fuite (******) : « ça reste possible, du moment qu’il n’est pas en rétention, m’assure t-on, on a eu deux gars dans sa situation, ils se sont présenté à l’OFII, et tout s’est très bien passé », me dit une association. « Parles-en à ta travailleuse sociale. »
Il en parle.
Il attend.
Rien.

Presque un mois après, on lui colle un mail sous le nez : « C’est plus possible, t’es en fuite, c’est trop tard, tu pars sans délai en Suède, sinon… ». Le mail le dit, il dit aussi qu’on lui a raconté n’importe quoi.
Meuhhh non, me dit Irena, d’une asso amie, 'faut qu’il aille à l’OFII.

On avait envoyé un mail à l’OFII, où il demandait un rendez-vous, sans réponse. On file à l’OFII, on explique. La responsable confirme : « C’est pas possible, il est en fuite ». Jawed est un peu anglophone, c’est moi qui cause : « Je ne peux pas traiter avec vous, car monsieur appartient au Prahda, je suis en liaison avec eux, il ira en Suède ».
J’ai traduit « Monsieur appartient au Prahda » à Jawed, en vérifiant sur le dictionnaire, à employer le verbe exact. J’aurais pas dû : il blêmit sous la phrase.
Irena s’entretient avec le Prahda, confirme que c’est possible. On lui redit d’attendre.
Il attend. Régulièrement, je l’interroge : « T’as pas changé d’avis ? ». Non, il est soulagé d’avoir pris la décision ; il aurait pu, comme bien des compatriotes, terrorisés à l’idée d’un retour, passer un purgatoire de 18 mois, caché chez des potes ou sur les trottoirs de Paris. Ils sont des centaines, sans un sou, sans abri, clochardisés, tremblants de peur à l’idée d’être arrêtés, qui s’accrochent, les rues de Paris plutôt que les rues de Kaboul, tout, tout, plutôt que Kaboul.
Mais Jawed est las, trop sensible, il ne peut plus rester loin des siens. Ambassade, OFII : il doit exposer les raisons de son départ, il aura un hypocrite projet, il n’est pas dupe, c’est juste qu’on ne veut pas de lui ici. Mais il faut que les apparences soient sauves : projet, insertion... sur place on sait qu’il n’y aura pas grand chose, portes closes.

Dernier passage  à l’OFII, convocation un jour de grève des trains. Jawed téléphone, éploré, depuis la gare, finit par demander « Vous ne pouvez pas m’amener ? ». On y file avec un de ses amis, on le laissera seul affronter la dame de l’OFII, on part visiter la cathédrale Sainte Croix, je tente d’expliquer ce qu’est un confessionnal, un chemin de croix, deux impies qui arpentent ces lieux saints le nez en l’air.

Jawed a quitté l’OFII, cette fois-ci, c’est sa casquette qui a été source de problème. Il n’a pas compris quand on lui a dit de l’enlever, la sécurité a été appelée. On l’écoute, incrédules. J’ai un peu honte, à vrai dire. Pas que pour la casquette.

Si mes enfants prennent le chemin de l'exil

Hello how are you ?
I  am find
I am in Kaboul now

Par ses amis, de loin en loin, j’ai quelques nouvelles. Pas terribles, les nouvelles. Mais franchement, à quoi s’attendre d’autre ? La galère semble-t-il. Un destin qui s’éloigne, un destin difficile. Les affres, les difficultés que vivent tous ceux qui ont eu le malheur de naître dans ces contrées en guerre. Une parenthèse de quatre ans. Pas de quoi être fiers de nous. Je n’ose guère prendre l’initiative d’appeler. Nous sommes peut-être déjà des souvenirs lointains, désagréables.

Seul rescapé de ce cauchemar, il y a  S., 19 ans. Dans un foyer, nourri, logé, mais zéro ressource. Il commence les leçons de français, ne se plaint pas : « J’ai un toit sur ma tête ». On a du mal à l’imaginer, mais il va réussir à bâtir sa vie avec un courage infini, comme l’ont fait ses compatriotes arrivés l’année dernière de Calais. « J’ai eu ma mère au téléphone, hier, elle vous salue et vous remercie. » J’espère qu’on traitera mieux mes enfants, si par malheur ils doivent un jour prendre le chemin de l’exil. »

(*) Prahda : ancien hôtel Formule 1, situé en bordure d'autoroute, reconverti par l’État et la société Adoma en centre d'hébergement pour demandeurs d'asile. Environ 90 hommes peuvent y être accueillis à Bourges, dans l'attente de la décision de l'administration française sur leur sort (lire le numéro 6 de (Re)bonds, onglet Archives en haut à droite).
(**) Dublin : du nom du règlement européen qui stipule que la demande d'asile doit être examiné par un seul pays, celui par lequel est arrivé le demandeur et où on lui a pris ses empreintes.
(***) CNDA : Cour Nationale du Droit d'Asile, où sont jugés les recours.
(****) OFII : Office Français de l'Immigration et de l'Intégration.
(*****) CRA : Centre de Rétention Administrative.
(******) Les demandeurs d'asile sont déclarés en fuite s'ils refusent leur premier vol, même s'ils vivent toujours au Prahda.