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L'instruction en famille

C'est une autre alternative à l'école « classique » : l'instruction en famille, appelée aussi « école à la maison ». En effet, en France, ce n'est pas la scolarisation mais l'instruction qui est obligatoire. Selon la loi, elle peut être donnée « soit dans les établissements ou écoles publics ou privés, soit dans les familles par les parents, ou l'un d'entre eux, ou toute personne de leur choix » (1).
En 2016, Bertrand et Caroline Iltis ont emprunté ce chemin avec leurs trois enfants. Ils racontent leur expérience.

 

Sur la porte de la maison, dans la campagne de Neuilly-en-Sancerre, Agathe a écrit au stylo effaçable « Bienvenue » de belles lettres liées. Difficile d'imaginer qu'il y a quelques mois encore, elle ne connaissait que les majuscules, les lettres en « bâtons ». Comme pour la lecture, Agathe, 8 ans, est allée à son rythme. « C'est venu d'un coup, comme si elle était prête parce qu'avant, elle avait fait ses apprentissages », raconte sa maman, Caroline Iltis.
Agathe a connu la maternelle dans une école publique, l'instruction à la maison pendant deux ans, et aujourd'hui, l'école du Chêne Vert à Plaimpied-Givaudins près de Bourges, une école hors contrat qui s'appuie sur les pédagogies actives (2).
Refaire le chemin d'Agathe, c'est finalement refaire celui de toute la famille qui, de petits escarpements en grands virages, a tenté d'adapter ses modes d'apprentissage aux besoins et au bien-être de chacun. Non sans difficultés.

Une expérience choquante à la maternelle

Originaire d'Alsace, Bertrand et Caroline Iltis ont connu une scolarité ordinaire, à l'école publique. Avec plutôt « de chouettes souvenirs » au primaire, un peu plus « difficiles » au collège, mitigés au lycée. Tous deux sont devenus infirmiers. « Mais je savais au fond de moi que je ne ferai pas ça toute ma vie », sourit Caroline Iltis désormais céramiste.
En 2007, dans leur maison des Vosges, ils accueillent leur premier enfant, Marjane, qui intègre l'école du village dès la Petite section. « C'était super compliqué, résume sa maman. Les relations étaient très problématiques avec l'enseignante, conflictuelles même. L'école était son domaine réservé, les parents en étaient totalement exclus. Elle était autoritaire, humiliante. Elle manquait de respect aux enfants. J'étais vraiment choquée. » D'autres parents se plaignent, une lettre est envoyée à l'Académie. En vain. « Nous avons demandé une dérogation pour le village d'à côté et l'avons obtenue. »

De l'école publique à la déscolarisation

Marjane et Agathe, leur deuxième enfant née en 2010, suivent donc leur scolarité à l'école « de la République ». Jusqu'à ce que Gaspard, le dernier de la famille (2012), y entre à son tour. « Avant, c'était un petit qui allait bien, assure Caroline. Là, il faisait des réveils nocturnes, il pleurait tous les matins… On n'a jamais su ce qui n'allait pas. Il avait trois ans, l'école n'était pas obligatoire, donc on l'a déscolarisé. Il est allé à la crèche. »

Déjà, dans leur esprit, point l'idée que « quelque chose » ne va pas. « J'ai un souvenir qui m'a beaucoup marqué, souligne Caroline. C'est la sortie de l'école, les petits de la maternelle sont alignés en rang d'oignons et une aide maternelle les habille à la chaîne. Les enfants semblent ne pas savoir ce qu'ils font là, ils n'ont pas le temps de faire par eux-mêmes, ça va très vite et l'aide maternelle fait tous ces gestes mécaniquement. Nous, les parents, on est de l'autre côté de la grille et on regarde… J'ai trouvé ça horrible. » Bertrand se souvient d'un coloriage, avec différents niveaux de réussite : « Une tortue pour celui qui ne coloriait pas assez vite et un lièvre pour les autres. »
Pour eux, le « respect des rythmes de l'enfant » est primordial.

Le déclic

En 2016, changements de vie : changement de métier pour Caroline, qui intègre une formation de céramiste dans la Nièvre ; changement de lieu de vie, donc, pour toute la famille. Et quitte à changer aussi les enfants d'école, pourquoi ne pas expérimenter l'instruction en famille ?
« Nous avions des amis avec trois enfants qui avaient fait ce choix. Quand nous leur avons rendu visite, ça a été le déclic. Agathe a réclamé, on a pensé que Gaspard aimerait. Marjane a demandé une période d'essai : elle avait des appréhensions, elle voulait être sûre « de bien apprendre ». »famille iltis OK

Bertrand Iltis prend une disponibilité et se lance. Sans formation. Quelques ouvrages de référence, la méthode de lecture Alpha, les conseils des amis et… beaucoup d'intuition ! « On établissait un programme à la semaine, explique-t-il. Les matinées étaient un peu « scolaires ». Ensuite, je me basais sur ce que les enfants aimaient : on allait à la piscine, la médiathèque, on se baladait, on bricolait. »

L'obligation de l'inspection

Comme l'exige la loi, le couple a déposé une déclaration en mairie et une autre à l'Inspection académique stipulant qu'il instruisait ses enfants à la maison. « La visite du maire s'est bien passée. Lorsqu'on a reçu la lettre annonçant celle de l'inspecteur, nos amis nous ont conseillé : « prenez-le comme un collaborateur, pas comme un ennemi ». Alors, on l'a appelé avant sa venue, pour lui expliquer comment on procédait, pour éviter que les enfants se retrouvent au milieu d'un malentendu. »
L'inspection est obligatoire une fois par an. « L'inspecteur a discuté avec nous, puis avec les enfants, qui lui ont montré leur carnet de bord et leurs réalisations : ils venaient de fabriquer des meubles en carton. Il y a eu un très bon contact. Aucun problème. »
Lorsque les contrôles ne satisfont pas les inspecteurs, ils peuvent rédiger des recommandations et exiger un second contrôle. Si celui-ci ne les satisfait toujours pas, le DASEN (Directeur Académique des Services de l'Education Nationale) peut prononcer une mise en demeure de rescolarisation et la famille écoper d'une amende de 1.500 euros. Mais, en pratique, cela ne concernerait qu'une cinquantaine d'enfants chaque année, sur près de 19.000 instruits à la maison (3). Ce sont les dérives sectaires qui sont le plus redoutées.

Se préparer, être bien entourés

Après une année scolaire complète « à la maison », Marjane, l'aînée des enfants Iltis, a souhaité être rescolarisée. « Elle ressentait un manque de structure et de programme précis, et également un manque de copines », explique sa maman. Elle entre donc en CM2 dans une école publique de la Nièvre, à Dampierre-en-Burly. « Elle s'est très bien adaptée. »
Agathe et Gaspard restent auprès de leur papa. Pour la jeune fille aussi, les copines deviennent un sujet majeur. Elle fréquente alors le centre social de la commune, qui propose des activités collectives. « On s'est aussi rapproché d'un groupe de parents qui avaient choisi l'instruction en famille et qui organisaient des réunions, des sorties… »

En avril 2018, la famille déménage à nouveau pour poser ses valises près du village des céramistes de La Borne, à Neuilly-en-Sancerre. Marjane poursuit son CM2 à Neuvy-deux-Clochers, avant d'entrer en 6e au collège d'Henrichemont.
Agathe et Gaspard ont terminé l'année « scolaire » à la maison, avant d'intégrer l'école du Chêne Vert en septembre dernier.

Une solution qui semble avoir soulagé la famille. En effet, si elle ne regrette pas l'expérience, Caroline insiste « sur le fait que ça a été une période très dure ». « Pour les enfants, c'est une sacrée belle expérience, ils ont appris beaucoup de choses ! Mais, nous avions sous-estimé ce que ça représentait comme changement. Il faut que ce soit un véritable choix familial, bien réfléchi et bien préparé. C'est aussi plus simple lorsque tu es entouré, que tu as déjà un réseau et qu'il peut prendre le relais. »
Bertrand a le sentiment « d'avoir été mis en échec » : « J'aurai aimé leur proposer plus d'activités. Mais je vois sûrement le verre à moitié vide... » Entre deux déménagements, en plein coeur d'une reconversion professionnelle, sans proches à leurs côtés… la période n'était peut-être pas idéale. « Et tu es super en marge quand tu fais ce choix-là, rappelle Caroline. Tu es scruté, jugé… Il faut faire drôlement confiance à tes enfants ! »

« T'apprends en t'amusant, j'apprends en travaillant »

Ils ont connu l'école du Chêne Vert par l'intermédiaire de la Coopération Intégrale du Berry (CIB) basée à Morogues et Humbligny. La CIB participe activement à l'école : une partie de ses membres donnent neuf demi journées de leur temps par semaine, afin de réduire les frais.
Comme ils l'avaient toujours souhaité pour leurs enfants, les apprentissages respectent leurs rythmes ; le rapport entre l'adulte et l'enfant n'est pas autoritaire ; et l'école ouvre grand sa porte aux parents qui souhaitent s'investir.
Agathe trouve progressivement sa place dans le groupe des grands, les 6-12 ans ; elle va à l'école trois jours par semaine. Gaspard, en limite d'âge, est encore chez les petits, les 3-6 ans ; il y va deux jours par semaine. Le reste du temps, ils profitent des activités de la CIB, de leurs parents et de tous les apprentissages que la vie offre en dehors de l'école !

L'instruction en famille est-elle une solution à généraliser ? Sans doute pas. Les environnements sociaux et familiaux sont multiples et complexes. Mais, tout comme de plus en plus de parents se tournent vers les pédagogies actives, il est intéressant de constater que les failles de l'Education nationale finissent par constituer une brèche dans laquelle s'engouffrent tous ceux qui se sentent inadaptés au système scolaire ou, plus précisément, qui sentent que le système scolaire ne s'adaptera jamais à eux.
Une phrase résume peut-être tout le défi lancé à ces familles par l'Education nationale. Un jour, Marjane a dit à sa jeune sœur Agathe : « Tu as de la chance, t'apprends en t'amusant. Moi, j'apprends en travaillant. »

Fanny Lancelin

(1) Article L.131-2 du Code de l'Education : https://www.legifrance.gouv.fr/affichCodeArticle.do?cidTexte=LEGITEXT000006071191&idArticle=LEGIARTI000006524424&dateTexte=&categorieLien=cid
(2) Lire le numéro 20 de (Re)bonds, « Une autre école est possible - épisode 1 », rubrique (Ré)acteurs, accessible depuis le menu Archives en haut à droite.
(3) Chiffres : Mission interministérielle de vigilance et de lutte contre les dérives sectaires (Miviludes). La majorité des enfants sont inscrits au CNED (Centre National d'Enseignement à Distance) ou à des organismes privés de cours à distance.

 

L'instruction obligatoire dès l'âge de 3 ans ?

  • Le mardi 27 mars 2018, alors qu'il lançait les Assises de la maternelle, Emmanuel Macron, le président de la République, annonçait sa décision de « rendre obligatoire l’école maternelle et d’abaisser de 6 à 3 ans en France l’obligation d’instruction dès la rentrée 2019 ». Cela concernerait environ 26.000 enfants.
    Le projet de loi « Pour une école de la confiance », dans laquelle figure cette mesure, a été présenté le mercredi 5 décembre en Conseil des ministres.
    Objectif affiché : rendre à l'école maternelle sa place fondamentale dans les apprentissages, notamment pour l'acquisition du langage, et lutter contre les inégalités sociales.
    En réalité, la plupart des enfants entrent déjà à l'école dès l'âge de 3 ans. Durant l'année scolaire 2015-2016 (1), 97,6 % d'entre eux fréquentaient une école. Certes, on constatait des disparités : par exemple, ils étaient 93 % à Paris contre 70 % en Guyanne et à Mayotte. Mais en outre-mer, il s'agissait davantage de problèmes de places que de volonté des parents !
    L'idée n'est pas nouvelle. Sous le mandat de François Hollande, la ministre de l'Education nationale, Najat Vallaud-Belkacem, avait évoqué la possibilité de rendre obligatoire l'instruction entre 3 et 18 ans, notamment pour lutter contre le décrochage scolaire.
    Difficulté principale pour mettre en place une telle réforme ? Le coût. Plus d'enfants à l'école, cela signifie plus d'enseignants. Huit cents postes devraient ainsi être créés à la rentrée 2019. Toutefois, le taux d'encadrement restera insuffisant : 1 enseignant pour 22 enfants en maternelle en France, contre 1 pour 13 en moyenne dans l'ensemble de l'Union européenne.
    Les communes sont, elles aussi, inquiètes : en effet, la loi Debré de 1959 prévoit qu'elles participent aux frais de scolarité des enfants à partir de 6 ans dans les écoles publiques et privées. Si l'âge légal passe à 3 ans, cela représentera des frais supplémentaires dont les collectivités se seraient bien passées.
  • Plus d'informations sur l'instruction obligatoire sur le site du gouvernement : https://www.service-public.fr/particuliers/vosdroits/F1898
    (1) Derniers chiffres disponibles de la DEPP (Direction de l'Evaluation, de la Perspective et des Performances).