« L'art est fait pour troubler. La science rassure. » Georges Braque
« Fort de toute ta science, peux-tu me dire comment et d'où vient cette lumière qui entre dans l'âme ? » Henri-David Thoreau
On dit de ces musiques, contemporaine, concrète, électro-acoustique, savante, qu'elles sont élitistes. Difficiles d'accès. Pourquoi ? Il suffit d'avoir une paire d'oreilles, une seule oreille ou pas du tout en vérité, quelques terminaisons nerveuses, une peau, un coeur, un cerveau… pour être touché. Et une certaine volonté à se laisser envahir par le son, aussi.
Nul besoin de connaissances, de compétences particulières, d'aptitudes extraordinaires pour apprécier ces musiques qui font, comme toutes les autres, avant tout appel à notre imaginaire et écho à notre expérience du monde.
Je viens d'un milieu populaire où l'on n'écoutait pas ces musiques-là. Je les ai découvertes en vivant avec un percussionniste. Rebonds B de Iannis Xenakis (1) a marqué à tout jamais ma vie…
C'est ainsi que je me réjouis lorsque j'appris qu'un festival ouvert à ces musiques se déroulait chaque année à Bourges. Je me trompais : les Journées Art et Science sont bien plus qu'un festival et concernent tous les styles de musiques. Leur force tient à la richesse des rencontres qu'elle favorise, notamment autour d'un instrument unique : Sampo.
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« Il y a encore des mondes à découvrir »
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Mercredi 27 juin 2018, 10 heures – médiathèque de Bourges
Alexander Mihalic et Teresa Rosenberg patientent. La cinquième édition des Journées Art et Science s'est ouverte le lundi précédent par une conférence (Les Calendriers par Nicolas Vincent-Morard) et le vernissage d'une exposition à la Galerie Pictura (Le Temps et ses Histoires), et s'est poursuivie le lendemain par un spectacle, « Hiatus », interprété par la flûtiste Claire Marchal. Pour ce projet, elle s'accompagne d'un clavecin, le virginal, qui joue de manière autonome : grâce à un capteur, ses touches sont actionnées par le mouvement du corps de la flûtiste.
C'est justement Claire Marchal et le facteur de clavecins David Boinnard qu'Alexander Mihalic et Teresa Rosenberg attendent ce matin-là. Le président et la trésorière de l'association organisatrice de l'événement, Musinfo, souhaitent leur présenter et leur faire tester Sampo.
Dans la mythologie finnoise, le sampo était un objet magique assurant fortune à son propriétaire. Comme le Graal, personne ne sait réellement quelle forme prend le sampo, c'est pourquoi les interprétations sont nombreuses.
Mais en France, au XXIe siècle, il s'agit d'un instrument de musique. Un beau coffre en bois dans lequel se trouve un dispositif électronique : une tablette tactile, sept pédales d'effets et un micro pour enregistrer, transformer et diffuser le son.
Quel est l'intérêt de Sampo par rapport à un ordinateur et / ou des pédales d'effets existants ? « Sampo est un instrument à part entière, autonome, répond Alexander Mihalic, son concepteur. Quand on achète une pédale d'effets, elle ne produit pas de sons en elle-même. Il faut tel instrument, tel ordinateur, tel logiciel, tel système son… Dans Sampo, tout est rassemblé. »
L'instrument est aussi un objet connecté à Internet, ce qui lui confère un double avantage : son logiciel est actualisé facilement ; un réseau d'utilisateurs est né via l'instrument lui-même. En effet, concepteur, compositeurs et interprètes échangent sur Sampo et enrichissent son répertoire au fur et à mesure de son utilisation.
Claire Marchal et David Boinnard sont séduits. Après quelques minutes d'explications, ils sont passés à l'étape du test. Claire Marchal souffle dans sa flûte traversière, bouge pour activer le virginal, tandis que David Boinnard actionne les pédales de Sampo. Tatonnante, l'improvisation n'en est déjà pas moins intéressante.
Claire Marchal rit ; à chaque fois qu'il comprend une nouvelle potentialité, le visage de David Boinnard s'éclaire ! Le facteur de clavecins est ravi : « Il y a encore des mondes à découvrir ! »
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Des recherches autour de la sonification
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Mais comment est né Sampo ? D'une simple observation. « Lorsque j'étais assistant musical pour des concerts, je voyais les musiciens avec tout ce matériel, l'ordinateur d'un côté, le son de l'autre et tous ces câbles… Il y avait une dislocation de tout, explique Alexander Mihalic. On leur disait : « Vous n'avez qu'à acheter et faire, c'est facile ! » Mais l'accès à la technologie était compliquée, pas toujours accessible. »
Musicien et scientifique, il n'a eu de cesse de trouver une solution au problème qu'il avait lui-même soulevé. Vingt ans auront été nécessaires pour arriver à la version de Sampo produite pour la première fois cette année en série commercialisée.
A l'image des Journées Art et Science, le parcours d'Alexander Mihalic mêle musique et recherches scientifiques. Compositeur, réalisateur en informatique musicale, il est titulaire d'un DEA (Diplôme d'Etudes Appliquées) en musique et musicologie du XXe siècle. Il a soutenu sa thèse de doctorat dans la discipline « Esthétique, sciences et technologies des arts », option musique. Il a travaillé et enseigné à l'IRCAM (Institut de Recherche et de Coordination Acoustique / Musique) et à l'Université Paris 8, mais aussi à l'IUT de Bourges et à l'IMEB (Institut International de Musique Electroacoustique de Bourges) fermée en 2010.
Il vit aujourd'hui à Saint-Etienne, mais revient chaque année à Bourges pour organiser les Journées Art et Science. « Notre association, Musinfo, a été créée en 2003, à Marseille, mais avec des personnes de toute la France. Il y a quatre antennes à Saint-Etienne, Nantes, Paris et Bourges, raconte-t-il. Au départ, son objectif était la diffusion de la musique informatique grâce à des colloques et des concerts. Nous participions aux Journées annuelles de l'informatique musicale, que nous avons accueillies en 2014 à Bourges. » C'est pour prolonger les rencontres nées lors de cet événement que les Journées Art et Science ont vu le jour.
La première édition a eu lieu à Bourges, Tours et Orléans en 2014, en collaboration avec l'ENSA (Ecole Nationale Supérieure d'Art) et l'IUT de Bourges. Depuis 2015, chaque édition a son thème, exploré à travers un regard musical et scientifique : la lumière en 2015, les éléments en 2016, la création en 2017 et le temps en 2018. « Les connaissances scientifiques et artistiques reflètent notre monde, assure Alexander Mihalic. C'est le même monde mais vu sous des angles différents. »
La question des perceptions et de la sonification l'intéresse particulièrement. A l'IUT de Bourges, par exemple, il avait conçu avec les élèves un aquarium sonore. Comment « écouter » la température de l'eau ? Visuellement, notre regard ne nous permet pas de percevoir les variations de température de l'eau. Mais des capteurs sonores, oui. Remplacez l'eau par des bougies et vous obtiendrez une installation expérimentale d'une vingtaine de minutes (les bougies s'éteignant peu à peu dans l'aquarium par manque d'oxygène).
Présentée à l'IRCAM, elle vaudra à Alexander Mihalic de susciter l'intérêt d'un chercheur, qui lui proposa d'étudier sonorement le plasma pendant un an…
Désormais, il se consacre à Sampo, avec l'aide de Teresa Rosenberg. Il gère la conception et la programmation ; elle s'occupe de la fabrication de la boîte et de l'administration.
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Des compositeurs du monde entier
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Mercredi 27 juin 2018, 17 heures – médiathèque de Bourges
Le public, plongé dans le noir, est clairsemé. Aucun instrumentiste ni Sampo sur la petite scène de l'auditorium de la médiathèque. Juste un grand écran, sur lequel s'affiche des textes, introduisant l'écoute de pièces musicales et / ou vidéos. Un concert multimédia, intitulé « Tempus ».
Durant une heure, quinze pièces se succèdent, venues du monde entier : Slovénie, Angleterre, Allemagne, Espagne, Portugal, Italie, Mexique, Etats-Unis, Equateur, Nouvelle-Zélande. Tous les compositeurs ont répondu à l'appel lancé par l'association Musinfo sur le thème du temps.
Par ailleurs, l'association lance un autre appel, cette fois à œuvre, pour composer de nouvelles pièces avec Sampo. Les deux lauréats sont invités en résidence durant une semaine à Bourges, afin de perfectionner leurs œuvres avec les interprètes et présenter leur travail au public.
Cette année, les lauréats étaient Maurilio Cacciatore et Nikos Koutrouvidis, dont les pièces ont été interprétées le jeudi soir lors d'un concert « augmenté ».
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Des ingénieux aux parcours atypiques
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Jeudi 28 juin, 18 heures – médiathèque de Bourges
Toujours un public aussi clairsemé. Dommage, me dis-je en lisant les biographies des compositeurs qui vont être joués : des ingénieux aux parcours aussi passionnants qu'atypiques. Comme le Français Claude Barthélémy, guitariste, oudiste et mathématicien, directeur à deux reprises de l'Orchestre National de Jazz. L'Argentin Tomas Gubitsh, disciple d'Astor Piazzolla, qui a travaillé pour le jazz, la musique contemporaine, le théâtre, la danse et le cinéma. Joao Pedro Oliveira, architecte et Docteur en musique à New York ou encore Theodore Teichman, qui a étudié en parallèle neurobiologie et composition musicale…
Que peut-il naître de leur rapport au monde, de leur curiosité que j'imagine insatiable, de leurs recherches infinies ? Des musiques ouvertes, elles aussi à l'infini, qui suscitent les émotions, puisque l'indifférence même en est une. Mais comment rester indifférent face à ces sons ? Ils appellent une réaction sinon de l'esprit, au moins du corps. Ils détonnent et c'est parce qu'on accepte d'être dérangé, bousculé, simplement surpris, qu'on peut apprécier cette musique ou, au moins, l'expérience qu'elle propose.
Sur scène, deux Sampos et deux interprètes qui se succèdent de pièce en pièce : Monika Streitova à la flûte traversière et Serge Bertocchi au saxophone.
Ils utilisent Sampo selon deux possibilités : comme un instrument à part entière, qui se joue en actionnant les pédales ; comme un dispositif d'accompagnement, avec un enregistrement déclenché au début de la pièce.
Parfois, il semble qu'un orchestre entier apparaisse comme dans « Goutte d'or blues » de Bernard Cavanna. Des voix se font aussi entendre, comme dans « Nada al otro de la valla » de Sergio Blardony. Des motifs récurrents, des sons ponctuels et qui claquent, des ambiances sonores inattendues sortent de cette boîte décidément magique…
D'origine tchèque, Monika Streitova est la première à avoir acheté un Sampo. Elle enseigne à l'Université d'Evora au Portugal et occupe un poste de chercheur en musique contemporaine dans une université de Lisbonne. Elle a découvert Sampo par l'intermédiaire d'une compositrice qui connaissait Alexander Mihalic.
Son apprentissage est-il difficile ? « Assez, parce qu'habituellement, je ne joue pas assise et je n'utilise pas mes pieds », répond-elle par l'intermédiaire d'un traducteur. Elle reconnaît toutefois que ses jeunes élèves « curieux et déjà ouverts à la technologie », sont « plus à l'aise ». En tant que concertiste, elle « amène le Sampo dans des situations inhabituelles, par exemple des concerts de musique classique, pour que ce soit déstabilisant ». En tant que pédagogue, elle a constaté qu'au contact de Sampo, les élèves étaient davantage concentrés, la nouveauté créant aussi une certaine motivation à jouer.
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Huit conservatoires partenaires
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Vendredi 29 juin 2018 – médiathèque de Bourges
L'utilisation pédagogique de Sampo est l'objet de la dernière journée Art et Science. Le matin, une table-ronde réunissant des représentants de conservatoires français et portugais est organisée.
Car en 2017, l'instrument s'est retrouvé au coeur du projet RéDi-Musix (Réseau pour la Distribution de la Musique Mixte), retenu et financé par le ministère de la Culture dans le cadre d'un appel à projet intitulé « Services numériques innovants ».
L'enjeu : créer un véritable réseau physique et numérique de diffusion de la musique mixte, à partir de Sampo. Huit conservatoires ont accepté de prendre part au projet, en accueillant l'instrument durant une année scolaire : Saint-Nazaire, Nantes, Tours, Saint-Etienne, Annecy, Noisy-le-Sec, Paris 9e et Porto. Au total, une centaine d'utilisateurs ont expérimenté Sampo, issus de classes d'instruments acoustiques variés. 77 % d'entre eux considèrent la prise en main « plutôt facile » et 83 % aimeraient poursuivre le projet.
Pourquoi le conservatoire de Bourges ne participe-t-il pas ? Alexander Mihalic fait une réponse polie, presque gênée : « Je ne sais pas… Peut-être qu'il y a quelque chose à voir avec le fait de ne pas travailler avec des gens « du passé », parce que j'ai été autrefois à Bourges… ou peut-être qu'ils préfèrent se concentrer sur leurs propres projets… peut-être que c'est la période des examens… je ne sais pas... » Le conservatoire compte pourtant un département de musique électroacoustique et de création. « Je connais l'enseignant avec qui j'ai d'ailleurs eu des échanges qui m'ont aidé pour Sampo. » Mais pour son concepteur, Sampo n'attire pas vraiment les électroacousticiens : « Ce qu'ils aiment, c'est bricoler, bidouiller leurs propres machines. Avec Sampo, ce n'est pas vraiment possible, à moins de tout démonter ! »
Dans les conservatoires partenaires, les expériences ont été variées. Par exemple : des ateliers de formation à Annecy, des concerts à Nantes, la composition de nouvelles pièces et des interventions en milieu scolaire à Saint-Nazaire, la création d'une classe dédiée ou encore le lancement d'ateliers d'improvisation à Noisy-le-Sec… Certains établissements ont décidé d'acquérir l'instrument pour approfondir leurs projets et les collaborations devraient se multiplier, notamment à Prague et en Angleterre.
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Mêler d'autres disciplines
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En fin d'après-midi, trois élèves ont livré une restitution de leur travail : Quentin Judic (saxophone) du conservatoire de Saint-Nazaire ; Corentin Nagler (saxophone) et Elisa Fouquoire (violon) du conservatoire de Paris 9e.
« Je n'aime pas la musique contemporaine, déclare tout net Corentin Nagler, mais j'ai trouvé l'instrument rigolo, j'ai accepté de me lancer. » L'expérience lui a plu, au point qu'il souhaite l'approfondir, pourquoi pas en mêlant d'autres disciplines. « Je le vois bien sur une scène de théâtre ou pour une performance plastique. Ça permettrait de faire naître des ambiances. »
La représentante du conservatoire de Tours, Anne Aubert, professeur d'écriture musicale, le trouve tout à fait adapté pour l'improvisation, et donc, le jazz.
De l'évolution de l'appareil dépendra l'évolution de l'association Musinfo. La fabrication et la commercialisation en série supposeront la création d'une société. Mais l'association devrait lui survivre. « Musinfo continuera à gérer l'événementiel », souligne Alexander Mihalic.
Pour lui et Teresa Rosenberg, il s'agit désormais de continuer à faire connaître l'instrument, afin que son répertoire s'enrichisse, que les rencontres se multiplient, que le réseau s'élargisse et que l'expérience musicale se poursuive au-delà des frontières, physiques et mentales…
Fanny Lancelin
(1) Rebonds A et B de Iannis Xenakis par Kuniko Kato : https://www.youtube.com/watch?v=YXNkUgrK4R8
CONTACTS
- Association Musinfo : www.musinfo.fr
- Sampo : www.sampo.fr