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« Notre-Dame-des-Landes ou le métier de vivre »

Christophe Laurens est architecte, paysagiste, cofondateur du master Alternatives Urbaines à Vitry-sur-Seine. Avec ses étudiants, il a mené un projet sur la ZAD de Notre-Dame-des-Landes restitué dans un livre : « Notre-Dame-des-Landes ou le métier de vivre » (1).
Il est venu en parler récemment à la Cathédrale de Jean Linard à Neuvy-deux-Clochers, lors de la résidence « Habiter et bâtir autrement » (lire l'encadré).

« Qu'est-ce qui vous a donné envie de travailler sur la ZAD de Notre-Dame-des-Landes ?

« Voyant l'écosystème politique qui se mettait en place là-bas, la ZAD m'est apparue assez vite comme un lieu qui regroupait toutes les questions posées à l'intérieur du master Alternatives Urbaines : comment habiter la surface de la Terre autrement ou comment inventer des formes sociales, politiques et écologiques de vies alternatives ? J'ai imaginé emmener les étudiants sur la ZAD parce qu'il y avait vraisemblablement des leçons à en tirer, la ZAD nous étant vite apparue comme une école hors-les-murs.
On s'est dit qu'on allait faire un atlas pour décrire l'ensemble de l'aventure et en garder une trace. A l'époque, la menace d'expulsion était encore très forte, le projet d'aéroport n'était pas encore abandonné et la gendarmerie menaçait quasiment en permanence de venir détruire toute l'expérience qui avait lieu là-bas.

Dès le départ, cette ambition que le document puisse servir d' « archive » est apparue ?

C'est l'un des premiers arguments qui nous a amenés sur la ZAD. Mais il est assez vite passé au second plan par rapport à l'envie de décrire les lieux pour eux-mêmes et de comprendre la vie qui était en train de s'inventer. On est passé de l'atlas au relevé des cabanes qui est un registre un peu différent : il ne s'agit plus d'une vision de l'ensemble du territoire mais d'une description de la vie à partir de la matérialité des cabanes ; comment elles sont construites, à partir de quels matériaux… et comment les gens vivent dedans. Peu importe la dimension patrimoniale.
Il y avait des gens qui étaient installés dans une vie quotidienne depuis plusieurs années et même si l'aéroport devait être abandonné, il semblait évident que cette vie allait se prolonger. C'est cette installation-là qui nous intéressait, cette lutte par l'habitation du lieu qui avait transformé la vie des gens et ouvert des possibilités d'habiter autrement.part2.00 05 08 03.Still005

Comment les habitants ont-ils pris le fait que vous veniez dessiner leurs maisons, disséquer leurs manières de vivre et de fonctionner ?

C'est une dimension très importante de ce travail. Evidemment, c'est un lieu habité : ce n'est pas un zoo, une exposition, un musée… c'est la vraie vie, de vrais gens. Le travail de préparation en amont a pris du temps. Il fallait savoir si le projet leur parlait, installer des relations de confiance… Il fallait faire comprendre qu'on ne venait pas juste pour faire une photo de la ZAD et repartir, mais pour établir une discussion au long cours.

Ensuite, on est allé sur place avec une vingtaine d'étudiants. On a été merveilleusement accueillis à l'Université Populaire Anarchiste du Haut-Fay.
Le premier jour, nous avions fixé une réunion à la Wardine mais il n'y avait personne ! Ceux qui nous accompagnaient nous ont dit : « Ce n'est pas que ça ne les intéresse pas, c'est juste qu'ils ont autre chose à faire. » On a commencé à aller voir ceux qui avaient donné leur accord et ils étaient là, très contents de nous accueillir...
Finalement, il y a dans le livre des cabanes qu'on n'avait pas forcément prévu de relever, d'autres qui n'y sont pas parce que les gens n'étaient pas là ou qu'ils ne voulaient plus ou que ça tombait mal… Ce n'est pas du tout un choix exhaustif ou stratégique, c'est simplement le résultat de relations de politesse, respectueuses… De cela, est née une petite famille d'exemples de cabanes assez diverses. Ce n'est pas LA ZAD, ce sont quelques cabanes et quelques relations avec quelques personnes.

Comment les habitants ont-ils accueilli le résultat final ?

Entre l'expérience et la présentation du livre sur la ZAD, trois ans ont passé. Une fois rentrés à Vitry, on a mis les relevés au propre et défini les protocoles de dessin. Il y a eu beaucoup de discussions sur les modes de représentation : le dessin d'architecture, c'est notre outil, mais il s'adresse habituellement à des personnes qui s'apprêtent à construire ; là, les cabanes étaient déjà construites et elles sont des « anarchitectures », des architectures atypiques, sans architecte.
On voulait offrir des vues synthétiques des situations en faisant des plans et des coupes ; ce sont des dessins complètement différents des croquis qui, eux, ne donnent qu'un point de vue. On a fait ce qu'on appelle des relevés habités et des relevés qui décrivent les milieux dans lesquels sont installées ces cabanes. On a donc dessiné la cabane, mais aussi la cafetière, la petite cuillère… l'arbre qui est devant, le buisson, l'oiseau, la terre… C'est une tentative de saisie d'un milieu dans lequel les arbres, la nature, les cabanes et les objets sont à peu près sur le même plan. Et tout ça faisant milieu, un milieu habité par les zadistes.

Dans le livre, il y a aussi des photos de Cyrille Weiner. La ZAD faisait partie de ses préoccupations, de ses sujets de travail. Il est venu sur place à l'automne, plusieurs mois après les étudiants et il a fait en quelques jours toutes les photos que vous voyez dans le livre.
On a travaillé aussi avec Building Paris, un bureau de graphistes, qui a apporté beaucoup à la conception du livre, la finalisation des dessins, la mise en page et le suivi de la réalisation avec les éditions Loco.
Après la publication du livre, fin 2018, il y a eu beaucoup de rencontres et de discussions autour de cet objet et de la vie sur la ZAD. Mais ce n'est qu'au printemps 2019 que l'on est retourné sur la ZAD avec des étudiants pour offrir la cinquantaine d'exemplaires promis à ceux qui nous avaient accueillis. Je crois que le livre a été bien reçu par les habitants que nous avons rencontrés.bandeau1.uoTf25iJdZkO

Vous avez trouvé une situation bien différente de la première fois, puisque la plupart des cabanes avaient disparu...

Curieusement, la situation était différente mais pas tant que ça. La ZAD continue en fait, malgré des destructions très violentes, très rudes… L'essentiel de la structure des lieux de vie est toujours en place et continue d'exister.
Quand on est revenu, les discussions avaient évolué parce que le projet d'aéroport était abandonné. On était enfin dans la question de savoir comment on vit et comment on s'installe dans le bocage.
Sur les destructions elles-mêmes, c'était assez émouvant... C'était étonnant pour les gens qui voyaient leurs cabanes, ces objets un peu bricolés, dont certains avaient été détruits, dessinés ici avec soin… Il y avait d'un coup une présence, une résurgence et bien sûr, la « mémoire » a fonctionné.

Tu as participé à la résidence « Habiter et bâtir autrement » à la Cathédrale de Jean Linard. Quel lien entrevois-tu entre ce site et ce qui se joue sur la ZAD ?

Le lien n'est pas évident à première vue. La ZAD et la Cathédrale sont deux objets qui appartiennent à des mondes différents. Il y a quand même des choses communes qui sont pour moi du côté de la liberté : à leur manière, ils participent à étendre les libertés de l'imaginaire, les libertés sociales et politiques.
La Cathédrale a aussi ce lien avec la nature comme sur la ZAD, où les cabanes sont traversées par le bocage. Entre un lieu commun qui peut être la cuisine, le jardin ou l'atelier, et les petits lieux individuels que sont les cabanes/chambres il faut souvent traverser un champ, un bois... La nature est dans la maison. On habite le bocage littéralement, ce n'est pas une image. Ici aussi, il y a cette porosité entre la nature et la construction. Il y a sûrement là une source inspiration commune.

Vois-tu aussi des points communs dans leur singularité, dans le fait d'être hors-normes ?

C'est là où ils se rejoignent : dans une manière de faire qui n'a pas le souci de la reconnaissance sociale. Ni individuelle pour Jean Linard et sa cathédrale, ni collective pour la ZAD. C'est aussi ça qui donne la liberté de résister à la pression sociale pour construire une façon d'exister différente. Jean Linard l'a fait de manière individuelle, avec son imaginaire débordant qui étend l'imaginaire humain commun. Sur la ZAD, c'est un autre registre mais qui se nourrit aussi de ne pas céder à la pression pour ouvrir l'imaginaire commun, cette fois-ci sur la dimension sociale et politique.

Ce qui rejoint ces mondes-là, historiquement, ce sont tous les mouvements anarchistes libertaires écolo. Ils relient ces vies singulières à travers une institutionnalisation appropriée, c'est-à-dire construite par les habitants eux-mêmes et le collectif auquel ils appartiennent, et le lien à la nature.
Le fait de sentir que les arbres poussent tout seuls inspire à ces gens l'idée qu'eux aussi ont une capacité à produire tout seuls, à se structurer tout seuls, et à porter des institutions qui leur sont propres. Je pense de plus en plus que les anarchistes sont des gens qui ne sont pas contre les institutions mais qui se sentent capables d'instituer le monde eux-mêmes.
Se sentir capable de… Quand Jean Linard construit très librement sans savoir-faire particulier, il y va ; il a envie, il le fait et il apprend en faisant. La plupart des gens qui sont arrivés sur la ZAD ne savaient pas construire une maison. Mais on leur a dit : vas-y, on va te donner un coup de main ! Ils se sont eux-mêmes étonnés de leur capacité à construire une cabane et la vie et le monde qui va avec. Construire c'est toujours un « empowerment » très fort.6b423f4c4c7647783ad6ead7d5b41cb5

Comment peut-on reproduire ces modèles sur d'autres lieux en préservant l'esprit ou les faire vivre d'une autre manière, ailleurs ? »

Il y a l'idée qu'il faut se faire confiance et, au prix de quelques risques, on peut construire sa vie de manière beaucoup plus libre que ce qu'on avait imaginé. Il y a des marges de manoeuvre, y compris dans la construction sociale, politique, et pas seulement artistique. Mais, là aussi, cela relève d'une conquête des imaginaires. Il faut se sentir tenu de vivre, d'être à la hauteur d'une possible liberté humaine, individuelle et collective. C'est la tentative de la ZAD. C'est ambitieux, compliqué parce qu'aujourd'hui la maille sociale, politique et, de plus en plus administrative et économique, est resserrée. On est très contenu par ce filet. Quand l’État est à ce point encastré dans le capitalisme mondialisé, ça devient très compliqué. Dans cette maille, il faut se débattre.
Les Jean Linard, les zadistes, desserrent un peu les mailles. Ça rappelle à chacun d'entre nous que des vies libres sont possibles. Plus ou moins, chacun à sa manière, avec son registre. Mais c'est possible.

Cette appétence pour une vie libre retrouve de l'énergie, parce que le désastre annoncé de la modernité lié au réchauffement climatique et à toutes ses conséquences nous oblige à imaginer d'autres formes de vie.
On est un certain nombre à se dire que la ZAD est une possibilité, pas le modèle du tout, mais une tentative qui parlera à nos enfants, une tentative d'avenir. Il faut démultiplier ces tentatives et les nourrir autant que possible. Au moins les protéger, au moins ne pas les détruire, c'est la moindre des choses face au désastre qu'on nous annonce : que ceux qui essaient d'ouvrir des pistes soient au moins encouragés.

Des histoires de relations à la nature qui sont vécues de manière beaucoup plus intimes, personnelles, commencent à être de nouveau entendues et exposées, y compris de manière théorique. Il y a tout un imaginaire lié à l'animisme, méprisé pendant assez longtemps, qui peut être revisité par les sciences humaines.
On se rappelle que les peuples autochtones, les peuples indigènes, ont à peu près tous placé dans la forêt, dans les montagnes, bref, dans la nature, leurs ancêtres. Ils construisent des systèmes respectant les ancêtres et respectant la nature. Cette indifférenciation entre les êtres et la nature faisait que tout était différent : on appartenait réellement, littéralement à la terre, à la nature. Toute l'histoire de l'Humanité s'est faite avec ça. Sauf nous. Nous, les modernes. On est en train de comprendre que la tentative moderne n'est plus tenable et qu'il faut maintenant, au plus vite, abandonner cette manière de construire un monde artificiel par dessus la terre, en la faisant disparaître et en la méprisant. Il faut commencer à défaire ce monde pour de nouveau se relier à la terre, la forêt, la nature.

La ZAD, c'est cette idée d'habiter dans le bocage, un milieu naturel assez fragile, et de l'habiter pleinement en y vivant, en y travaillant. Ne pas en faire une réserve naturelle mais de dire à l'inverse que, par l'habitation humaine on entretient la terre et tout ce qu'elle nous offre, ses merveilles, ses poireaux, ses pommes de terre, le lait des vaches, la beauté… tout ça est une seule et même chose, une seule et même vie, une seule et même tentative.
Ces petites expériences sont très fortes ; je dis « petites » parce que la ZAD de Notre-Dame-des-Landes ne concerne que 150 à 200 personnes et quelques centaines d'hectares, c'est vraiment presque rien. Mais en termes d'ambition, d'imaginaire et d'espoir, c'est énorme. »

Propos recueillis par Fanny Lancelin

(1) « Notre-Dame-des-Landes ou le métier de vivre », éditions Loco, octobre 2018.

 

« Habiter et bâtir autrement » à la Cathédrale de Jean Linard

  • Depuis un an et demi, les associations et collectif Autour de la Cathédrale de Jean Linard, Patrimoines Irréguliers de France et la Coopération Intégrale du Berry ont lancé un projet intitulé « Habiter et bâtir autrement ».

    Ensemble, ils s'intéressent à des formes de construction, d'organisation, de vie hors-les-normes, singulières, irrégulières… Le projet fait ainsi écho à l'appel lancé par des architectes, paysagistes, universitaires et citoyen.nes à la veille des destructions de cabanes sur la ZAD de Notre-Dame-des-Landes. Ils exhortaient l’État à reconnaître les expérimentations en cours : d'autres manières d'« habiter » concrètement, politiquement et poétiquement un territoire.

    Le cycle de réflexions et d'actions « Habiter et bâtir autrement » invite le public à s'interroger sur ce qui se joue autour des anarchitectures, des ZAD mais aussi des squats et des guerrilla gardening. A l'occasion de temps forts organisés depuis octobre 2018, ils échangent, débattent, participent à des ateliers…pépites dans le goudron

    Le dernier rendez-vous a eu lieu à la Cathédrale de Jean Linard à Neuvy-deux-Clochers, du 29 juin au 10 juillet 2019. Il s'agissait d'une résidence de recherche-action sur le thème « Le Commun ou comment habiter l'espace sans le subir – accueil / créativité / lutte et droit ».
    Le programme était dense : des ateliers cabanes, science-fiction, écriture et mosaïque, maquette, dessin , potager ont été proposés au public. Des auteurs ont présenté leurs ouvrages : Mathieu Morin, « Des pépites dans le goudron » (autoédition) et Christophe Laurens, « Notre-Dame-des-Landes ou le métier de vivre » (éditions Loco). Projections de films, concerts, lectures, vernissage d'exposition et repas conviviaux ont agrémenté les soirées.

    Le projet se poursuit. La restitution de cette première année de travail se prépare avec la publication d'un journal.

    Retrouvez plus de détails dans le numéro 25 de (Re)bonds : http://rebonds.net/cathedraledejeanlinardbiencommun/508-habiteretbatirautrementalacathedrale et sur le site Internet de la Cathédrale de Jean Linard : https://cathedrale-linard.com/index.php/fr/evenements/saison-2019/habiter-et-batir-autrement-3