Parmi les signataires des Soulèvements de la Terre, des collectifs et associations qui organisent des actions originales. Les modes traditionnels d'expression de la contestation ont en effet atteint leurs limites. Aujourd'hui, pour être entendu·es, les militant·es doivent faire preuve d'audace et de créativité. Le risque ? Que le fond se perde dans la forme, que le message se dilue dans le spectacle. L'équilibre est fragile...
Mais quelles sont ces « nouvelles » manières de dénoncer et revendiquer ? Sont-elles réellement efficaces ?
Manifester en cortège derrière les banderoles des syndicats et des partis politiques est une pratique qui reste courante. Installer un piquet de grève devant une usine aussi. Mais ces types d'actions ne séduisent plus guère.
Selon le sociologue Sébastien Porte (1), elles sont entrées « dans une phase de routinisation et de normalisation où l'on devine par avance qu'elles n'aboutiront pas ». « Les syndicats se montrent dans l'incapacité d'obtenir de nouveaux avantages. La grève n'est plus constructive mais défensive. Ministres et médias enfoncent le clou en présentant la grève non plus comme un outil d'expression indissociable de la démocratie réelle, mais comme une gêne, une entrave, une prise en otage. » Le service minimum a achevé de la rendre inopérante.
Sur son site Internet, l'organisation internationale écologique Extinction Rebellion ne dit pas autre chose : « Les approches traditionnelles telles que signer des pétitions, faire du lobbying, voter, manifester, n'ont pas fonctionné, dans la mesure où de puissants intérêts économiques et politiques font barrage au changement. Notre stratégie s'inscrit donc bien dans la désobéissance civile non-violente, mais perturbatrice. Nous nous rebellons pour faire advenir ce changement, tous les autres recours ayant été épuisés. » (2)
La contestation n'est pas morte donc. Bien loin de là. Elle se transforme, se réinvente. Elle ne tend plus vers un « universel abstrait » (une théorie, une idéologie… des lendemains qui chantent), mais un « universel concret » (1) (peser sur le réel, ici et maintenant, en luttant contre des points précis qui touchent la société).
Les formes qu'elle prend sont ainsi plus variées.
Sébastien Porte a toutefois repéré des points communs :
- une organisation en réseau, sans hiérarchie ni chef ;
- une vie militante débarrassée des rituels associatifs (comme la carte d'adhérent·e, les bureaux et les assemblées générales, trop calqués sur le modèle étatique…) ;
- l'utilisation massive et quasi systématique d'Internet pour s'organiser et communiquer ;
- un « engagement distancié » (on peut s'investir un temps, prendre de la distance, revenir...) ;
- l'apparition de collectifs éphémères qui se dissolvent une fois l'objectif atteint ;
- des actions pensées comme des « coups », des spectacles médiatiques et donc, annoncées à l'avance pour pouvoir être suivies ;
- dans certains cas, une forme de désobéissance civile, hors cadre légal ;
- une efficacité de l'action qui prime sur le nombre de participant·es.
Il s'agit aussi de prendre plaisir à agir, à s'organiser, à être ensemble et au monde. La joie doit faire partie de la contestation, même si le problème mis en évidence et le discours qui l'accompagne restent évidemment sérieux.
Si l'ennemi est commun – le système capitaliste qui engendre dominations et injustices en tous genres – les manières de l'affronter varient d'un groupe à l'autre. Certains choisissent la voie de la légalité et se battent sur le terrain juridique. D'autres préfèrent la désobéissance civile et / ou civique.
Certains agissent à visage découvert, d'autres avancent masqués.
Faire converger les luttes
L'une des caractéristiques des années 2000 est la convergence des luttes. Elle n'est pas tout à fait nouvelle (elle avait, par exemple, été expérimentée sur le plateau du Larzac ou à Plogoff dans les années 1970) mais elle s'est normalisée.
En la matière, prenons l'exemple de la lutte contre l'aéroport de Notre-Dame-des-Landes. Pendant plusieurs années, sur une Zone A Défendre (ZAD), elle a réuni des groupes qui ne se seraient peut-être pas côtoyés dans un autre contexte : des habitant·es « historiques » et des militant·es anticapitalistes et anarchistes, des éleveur·ses et des végétalien·nes, des élu·es de tous bords, des demandeur·ses d'asile…
Le mouvement a connu nombre de tensions et de fractures mais il est parvenu à se structurer et à s'organiser pour occuper le terrain, et coordonner d'importantes mobilisations réunissant des milliers de personnes. Il a réussi à tenir jusqu'à l'annonce de l'abandon du projet d'aéroport en 2018.
La ZAD est devenue un mode d'action en elle-même et il en fleurit un peu partout en France. Décréter une ZAD, c'est s'organiser pour occuper un territoire menacé par un projet inutile, extractiviste, destructeur pour le vivant. C'est expérimenter des formes de luttes mais aussi de vie plus harmonieuses et plus justes, qui déconstruisent les dominations. C'est prôner l'autonomie vis-à-vis de l’État et plus généralement des pouvoirs publics jugés corrompus, parce qu'ils défendent des intérêts privés plutôt que l'intérêt général.
Parmi les ZAD les plus connues, celle de Notre-Dame-des-Landes, mais aussi du Carnet toutes deux en Loire-Atlantique, le Testet dans le Tarn (contre le barrage de Sivens), Strasbourg (pour éviter un contournement routier), Bure (contre le centre d'enfouissement de déchets nucléaires ultimes)… Si elles sont régulièrement « évacuées » par les forces de police, elles sont réinstallées parfois quelques mois plus tard à la faveur d'un relâchement de la surveillance.
La convergence des luttes s'observe aussi à la lecture de nombreux appels à mobilisation, comme récemment avec les Soulèvements de la Terre (lire aussi la rubrique (Ré)acteurs) ou contre la réintoxication du monde (lire aussi la rubrique (Re)découvrir). Les signataires sont aussi bien des collectifs, que des syndicats ou des partis politiques, des intellectuel·les, des artistes, des individu·es sans étiquette particulière qui ne partagent pas les mêmes idées mais qui, le temps d'un combat, font fi de leurs différences de points de vue.
Action directe
Les luttes des années 2000 se caractérisent aussi par l'action directe : il s'agit d'intervenir au cœur même de la situation dénoncée.
Pour défendre la cause des sans-abri et des mal-logés dans les agglomérations, les collectifs et associations ne descendent plus dans la rue ; ils multiplient les occupations.
Occupation d'immeubles vides par Jeudi Noir, en faveur des étudiant·es et des jeunes actif·ves qui ne parviennent pas à se loger à Paris. Le collectif dénonce la non-application de la loi sur les réquisitions de logements vacants. Il s'invite lors de visite de logements aux loyers prohibitifs et y organise des fêtes avec cotillons et musique dansante.
Occupation des bords du canal Saint-Martin à Paris par les Enfants de Don Quichotte qui, en 2006, ont installé 200 tentes pour dénoncer l'indifférence quant au sort des sans domicile fixe.
Occupation régulière des sièges des promoteurs et des banques par les Mal-logés en colère.
Mais aussi : occupation des bourses pour plus de justice économique ; occupation des ronds-points par les Gilets jaunes, partout en France à partir d'octobre 2018 pour dénoncer « la fin du monde et la fin du mois » ; occupation des théâtres par les intermittent·es et les travailleur·ses précaires en période de crise sanitaire du Covid pour stopper le sacrifice de la culture ; occupation des terres pour éviter la bétonisation (lire aussi la rubrique (Ré)acteurs)...
Pour dénoncer la précarité alimentaire, occupation des supermarchés par L'Appel et la Pioche, comité du Nouveau Parti Anticapitaliste (NPA) qui organise des « pique-niques de faim de mois » à l'intérieur même des commerces d'alimentation.
L'idée est simple : remplir un caddie, dérouler une nappe et redistribuer gratuitement les produits aux consommateur·ices venu·es faire leurs courses.
S'inspirant des mouvements autonomes des années 1970 pratiquant « l'autoréduction », d'autres militant·es remplissent leurs caddies et passent à la caisse sans payer, redistribuant ensuite les denrées auprès des plus précaires. Il s'agit de leur rendre ce que le capitalisme leur a volé.
Le principe de non-violence
A l'occasion des rassemblements des Gilets jaunes qui ont eu lieu chaque samedi durant un an, des heurts violents éclataient régulièrement entre manifestant·es et policier·es.
Les sommets des « grands de ce monde » comme le G8 sont souvent la cible de ceux qu'on appelle désormais communément les « blacks blocks » (sans bien savoir exactement la ou les réalités qui se cachent derrière ce terme).
Mais la plupart des collectifs et associations qui militent aujourd'hui le font selon le principe de non-violence.
Certain·es se forment même à l'occasion de stages proposés par les Désobéissants. Y sont privilégiés les jeux de rôle et les mises en situation, afin d'agir et de réagir sans entrer dans la spirale de la violence qui décrédibiliserait et ferait échouer l'action.
Désobéir
Certain·es militant·es acceptent d'enfreindre la loi. Consciemment, à la vue de tou·tes, se laissant arrêter et transformant un éventuel procès en véritable tribune pour leur cause.
Ainsi, Greenpeace s'introduit régulièrement sur les sites des centrales nucléaires ou les survole avec des drones, pour démontrer les failles de leurs systèmes de sécurité. En 2017 à Cattenom en Moselle, les militant·es sont même parvenu·es à tirer un feu d'artifice depuis l'enceinte extérieure. Des actions qui leur valent à chaque fois des poursuites judiciaires.
Chez Sea Shepherd, le champ de bataille, c'est la mer elle-même, pour défendre les animaux marins tels que les baleines face aux braconniers. Le fondateur de l'organisation, Paul Watson, a longtemps été considéré comme un « écoterroriste » et traqué par Interpol.
Plus proche, Sébastien Porte cite le cas des anti-pubs français baptisés les Déboulonneurs. S'il·les se contentent de barbouiller les affiches publicitaires avec des stylos et des feutres, il·les sont tout de même accusé·es de « dégradation volontaire du bien d'autrui en réunion ». Les procès représentent « une tribune libre où peuvent être dénoncés pêle-mêle la privatisation rampante de l'espace public, le non-respect des libertés individuelles, le diktat sexiste imposé par la publicité ».
Chez les Faucheurs d'OGM, chacun·e s'engage à reconnaître ses actes devant les tribunaux et cela fait partie intégrante de la stratégie. Au départ, dans les années 1990, les arrachages (3) étaient surtout menés par le syndicat de la Confédération paysanne et son emblématique chef de file, José Bové. Mais l'organisation ne pouvait plus, sans risquer de disparaître, en porter seule la responsabilité. D'où le choix de créer un collectif sans chef où chaque faucheur est responsable individuellement. La cause est si populaire que les frais de procès, et les dommages et intérêts exigés par la justice, sont généralement couverts par les dons des citoyen·nes.
Par ailleurs, les Faucheurs ne revendiquent pas seulement la désobéissance civile mais aussi civique : l'objectif est de lutter contre la loi, mais surtout de la modifier.
Changement de donne avec Internet : l'hacktivisme
La toile représente un nouveau terrain pour les militant·es. Mais elle est à la fois un outil et un objet de contestation.
Outil, lorsqu'il sert à s'organiser, à communiquer sur des actions, à diffuser massivement des informations ou encore à lancer des pétitions.
Outil, lorsque les hackers s'en emparent pour détourner la technologie de leurs ennemis. Il·les s'introduisent dans les systèmes et perturbent leur fonctionnement, par exemple. Loin de la figure mythique et plutôt négative du pirate informatique sans scrupules, « le hacker est celui qui, grâce à ses connaissances, va traquer les failles dans les systèmes informatiques, dégager les verrous, inventer et mettre en œuvre des processus alternatifs aux limites imposées par les fabricants, explique Sébastien Porte. Et lorsqu'il exerce son action avec la finalité d'un certain bien commun, il devient un hacktiviste, un militant dont les technologies sont tantôt l'objet, tantôt l'outil, tantôt les deux. »
Des hacktivistes du monde entier travaillent à déverrouiller régulièrement le Google chinois, par exemple.
Ainsi, l'hacktiviste est aussi, souvent, celui qui dénonce les dérives de la société techno-sécuritaire qu'engendre le tout numérique. Le plus célèbre d'entre eux est sans doute Edward Snowden, ancien employé de la CIA et de la NSA dont il dénonça les pratiques illégales en matière de surveillance de citoyen·nes du monde entier.
En France, les hacktivistes de la Quadrature du Net entendent faire prendre conscience au public de l'arsenal dont se dote progressivement l’État pour contrôler à tout prix sa population.
L'importance de l'image
Nous l'avons dit, en tant qu'outil, Internet sert à communiquer sur les actions militantes, particulièrement si elles sont spectaculaires et pensées pour l'image. Les médias, qu'ils soient traditionnels ou créés par les groupes eux-mêmes, sont indispensables à la diffusion des messages. Ils font partie intégrante du dispositif.
Pour séduire les médias, il faut une parole claire, une cible précise et emblématique, et un traitement original du sujet.
Les clowns-activistes l'ont bien compris, tout comme le Laboratoire d'Imaginaire Insurrectionnel (qui ont d'ailleurs le même fondateur, le londonien John Jordan).
Cette « milice internationale sans chef », comme la décrit Sébastien Porte, est composée de groupes affinitaires qui sévissent aux quatre coins du globe. A Paris, il s'agit de la BAC, la Brigade Activiste des Clowns. Les causes pour lesquelles il·les interviennent sont très variées. Dans tous les cas, il s'agit d'associer la technique du clown et de l'action directe non-violente.
L'intérêt ? Utiliser des « armes de dérision massive » pour interpeller le public sur le nucléaire, la pollution, la précarité ou encore la surveillance de masse… Mais toujours en se plaçant du côté de l'ennemi, en dénonçant l'absurde par l'absurde.
Jusqu'au mandat d'Emmanuel Macron, leur posture servait aussi à désamorcer les risques de répression policière, leurs actions restant sur le ton de l'humour et des blagues potaches.
Quelles limites ?
Dans la conclusion de son ouvrage « Un nouvel art de militer » (1), Sébastien Porte souligne que si de nouvelles formes de contestation apparaissent bel et bien partout en France, elles ne constituent pas pour autant une rupture franche, l'annonce d'une vraie révolution. Selon le sociologue, elles s'inscrivent dans la vie normale de la démocratie.
Elles bouleversent toutefois les institutions, dans le sens où elles sont désormais accessibles librement à tou·tes. Inutile de prendre sa carte au parti, d'adhérer à un quelconque syndicat ou d'être formé·es à la politique pour participer aux actions qui sont proposées par ces collectifs et associations d'un nouveau genre : constructions de barricades artistiques, vélonudisme, abordage d'une base navale en baignoire flottante, cérémonie de remise de prix au meilleur pollueur, détournement d'affiches et de slogans, étalage de sang frais sur les trottoirs pour dénoncer la maltraitance animale…
Contre la 5G dans son quartier, une cimenterie dans son village, une piscine de déchets radioactifs dans sa région, le mal-logement dans son pays, la pollution sur la planète… Les habitant·es retrouvent la liberté de créer leur propre forme de contestation, intelligente, percutante, drôle.
Il·les peuvent interpeller directement les décideur·ses, sans attendre de devoir passer par les urnes.
Certes, ceux et celles qui militent quotidiennement ont le sentiment que cette lutte porte ses fruits : des projets inutiles sont abandonnés, des procès sont gagnés, des lois sont modifiées. Mais, de l'extérieur, ces luttes apparaissent parfois marginales. Comment essaimer davantage ?
De même, face aux médias traditionnels, comment ne pas appauvrir les messages qui concernent des enjeux complexes ?
Comment ne pas noyer ce message dans la masse d'informations que le public reçoit chaque jour, notamment via Internet ? En radicalisant ses positions ? En rendant les actions plus spectaculaires encore ? L'un des enjeux des nouvelles formes de contestation sera de trouver un juste équilibre entre radicalité et acceptabilité par la population, pour être rejointes et continuer d'agiter la sphère publique.
Fanny Lancelin
(1) « Un nouvel art de militer », Sébastien Porte (textes) et Cyril Cavalié (photos), Editions Alternatives, 2009.
(2) https://rebellion.global/fr/
(3) Les militant·es des Faucheurs d'OGM ne fauchent pas : il·les agissent à mains nues, notamment pour éviter les violences qui pourraient découler de la présence d'outils.