« Que fait l'oiseau dans la tempête ? Il ne se cramponne pas à la branche. Il suit la tempête. »
Jules Renard
Il avait déployé ses ailes là et revenait naturellement s'y poser. Au bout de cette allée en pente qu'il avait tant de fois gravie, petit. A l'ombre de ces arbres qui l'avaient abrité et qui, lorsque le vent soufflait dans leurs branches, l'avaient bercé. Au milieu de cette petite clairière qui l'invitait à revenir s'installer.
L'oiseau était de retour dans le nid qui l'avait vu naître.
Bien sûr, il avait beaucoup changé. Il avait parcouru des milliers de kilomètres et rencontré des centaines d'autres oiseaux. Il avait été particulièrement touché par ses congénères migrateurs fuyant la violence et le chaos de leurs contrées, se posant dans des lieux qu'ils ne connaissaient pas et où ils n'étaient souvent pas les bienvenus. Il avait tenté de les soutenir, de partager l'espoir et la joie qu'il portait en lui.
Il avait aussi croisé le chemin de drôles d'oiseaux, bigarrés. Il avait aimé les suivre, faire partie de leur nuée. Leur vie n'était qu'aventure ! Nul ne pouvait prédire le lendemain.
A leur contact, il avait pris de l'envergure mais il voulait voler à son propre rythme et faire entendre son chant. Il savait qu'il ne serait pas seul. De passage ou d'ici, d'autres oiseaux le rejoindraient. Ensemble, ils feraient un véritable tapage. Pour ne jamais oublier de chanter, de voler. D'en rêver et d'en vivre.
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Déjà plusieurs vies
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C'est à l'ancienne miellerie des Petits, à Neuilly-en-Sancerre dans le Cher, que Max Jeanjean a monté pour la première fois son chapiteau rouge. C'est là qu'il avait grandi. Une allée bordée de vieux arbres, une clairière… Un lieu familier, des ami·e·s pour l'aider… A 28 ans, Max venait de créer la compagnie « Les Oiseaux de Tapage » et d'acheter un chapiteau neuf, tout droit arrivé d'Italie. Il s'apprêtait à accueillir un concert privé pour l'anniversaire de son frère, avant de partir en tournée.
Mais en pleine période de pandémie, les décisions du gouvernement quant aux représentations culturelles l'ont arrêté dans son envol : les annulations de dates se sont succédé, déstructurant l'itinéraire prévu, décourageant les artistes.
Malgré sa jeunesse, Max sait déjà que la vie peut imposer parfois bien des détours. Passés les moments d'abattement, il a dû se redresser. Pas question de laisser les ailes du chapiteau repliées. Ce n'est pas comme s'il n'avait pas eu déjà quelques vies… La pâtisserie. La vigne. La restauration. L'animation. Le spectacle. La cuisine...
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« Ne pas rester sans rien faire et être heureux »
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« J'ai quitté l'école à 14 ans. J'étais contre le système scolaire, ça n'était pas pour moi, raconte-il. Avant ça, en 3e, j'ai fait un stage en pâtisserie. J'étais déjà attiré par la cuisine, je voulais explorer un peu le sucre. La semaine s'est très bien passée : il y avait une bonne ambiance, j'étais très volontaire. Le patron m'a fait une proposition d'apprentissage. » Il accepte. Mais l'ambiance change du tout au tout. « C'était devenu très dur. Le patron avait connu de grandes maisons et il voulait me montrer ce qu'il savait, de la même manière qu'on lui avait enseigné. Il disait « dressage et mordant »… C'était très violent. » Le Centre de Formation des Apprentis (CFA) ne lui offre guère de répit : « J'étais le plus jeune, je m'appelais Jeanjean, je ne venais pas des quartiers nord de Bourges… Je subissais du harcèlement. » Il jète l'éponge au bout de six mois.
Quelle a été la réaction de ses parents ? « Il y avait deux conditions pour arrêter l'école : ne pas rester sans rien faire et être heureux. Quand on est gosse et qu'on entend ça, ça ouvre plein de portes. Ça donne du culot et de l'audace, sans avoir peur de se planter. »
Max est alors embauché dans les vignes du Sancerrois. Il y apprend l'ébourgeonnage, l'accolage, le tirage des bois, les vendanges...
« Je travaillais avec des personnes de 50 ans, rincées par la vie et le travail. Des personnes qui avaient la peau rendue grisâtre par le vent, la pluie, le froid et les traitements de la vigne. Des mecs m'ont pris sous leurs ailes. J'ai retrouvé là une réelle humanité, je me suis rouvert au monde. J'ai rencontré des profils très variés, des parcours de vie très différents, atypiques. J'ai compris que la vie n'était pas tracée toute droite. »
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Des rencontres, des paysages, des saveurs...
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Sa conscience sociale s'ouvre aussi à cette période. « Le patron use ses ouvriers jusqu'à la corde. C'était une expérience à la fois dure et enrichissante. Ça m'a appris à être humble. Et aussi à apprécier quelqu'un non pas en fonction de sa catégorie sociale, mais pour ce qu'il est vraiment, sans jugement ni sacralisation. J'ai senti que j'aimais profondément les gens. »
Saisonnier, il travaille en parallèle dans la restauration. D'abord à la plonge, puis en tant que commis, second, et enfin, plus tard, il deviendra chef dans une tarterie gastronomique...
Durant ses vacances, il sillonne l'Europe avec son sac à dos. « Je faisais du stop, j'étais hébergé chez l'habitant. C'est aussi comme ça que j'ai découvert des cultures et des façons de vivre très variées. Et des cuisines ! »
Déjà, se profilent les ingrédients des Oiseaux de Tapage : des rencontres, des paysages, des saveurs…
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Spectacle et dîner façon cabaret
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Un amour le fait s'envoler à Lyon. En service civique, il devient animateur dans un CADA, un Centre d'Accueil pour les Demandeur·se·s d'Asile. « Je n'y connaissais rien. Alors, je partais de ce que les gens voulaient faire : un tournoi de foot, un atelier cuisine, des sorties… »
Son amour est étudiante en théâtre. Ensemble, il·le·s créent une association, « Lézimbär troupe », et se font progressivement un réseau parmi les artistes. « Lézimbär est venu jouer au CADA. C'était magique. Bien sûr, ça ne change pas la vie des gens, mais qu'est-ce que ça leur fait du bien ! Le spectacle était un prétexte à la rencontre : trois jours avant l'événement, tout le monde s'est mis à cuisiner dans les étages… les artistes et le public étaient tous mélangés, dans un véritable échange, un véritable rapport humain. »
« Lézimbär troupe » a grandi jusqu'à regrouper 70 personnes lors d'une grande « Tournée générale » !
« J'ai eu envie de partir plus et plus longtemps », explique Max. Avec deux ami·e·s, Laurène et Lodois, il·le·s créent le collectif « Karäfon » et achètent un chapiteau à une famille de forains pratiquant le théâtre Guignol. « C'était un coup de cœur : on n'avait aucune connaissance pour le monter ! »
Sans spectacle, il·le·s partent en tournée pour la première fois en 2017, durant quatre mois, en invitant une trentaine de compagnies à se produire sous leur chapiteau. « On restait dix jours dans un lieu. On assurait la programmation, la communication, le bar, la restauration… C'était une sorte de festival itinérant. » A chaque fois, des volontaires viennent leur prêter main forte. Une grande famille finit par naître. Le public est présent, heureux.
« A titre personnel, j'ai trouvé ça très fatigant. Le transport, la logistique, le montage… Le fait de changer d'équipe tout le temps demande beaucoup d'adaptation aussi… Mais qu'est-ce que c'était bien ! »
En 2018, Lodois entreprend la réécriture de « Blanche neige » sous une forme pluridisciplinaire très poétique. Karäfon propose alors une formule spectacle et dîner entrecoupé de numéros, à la manière d'un cabaret. A chaque fois, des compagnies locales sont invitées à se produire.
« Le public aimait autant notre spectacle que notre accueil, et l'énergie qu'il y avait entre nous », se souvient Max.
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Une nouvelle naissance
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Pourtant, en 2020, il décide de s'envoler seul vers de nouveaux horizons. « Le Karäfon est une famille de cœur… mais j'avais envie de créer autre chose. Je voulais pouvoir vivre et faire vivre une troupe uniquement à partir d'une compagnie. » Partir plus longtemps en tournée. Multiplier les dates. Privilégier les lieux privés. Avoir un noyau dur fixe, une plus petite équipe. Un modèle économique plus viable.
« Durant un an, j'ai beaucoup travaillé pour trouver un concept, une énergie, une couleur… Enormément de personnes ont permis que le projet voie le jour, comme par exemple mon frère et ma belle-sœur (1) ou encore Nesta, un loueur de chapiteaux dans la Nièvre… » Les voilà, ses Oiseaux de Tapage. La famille, les ami·e·s, les artistes qui viennent jouer sous son nouveau petit chapiteau italien. « C'est à la fois une aventure individuelle et collective. Mais pour moi, c'est surtout une nouvelle naissance. Ça sort de mes tripes. »
Le coup d'arrêt donné à sa tournée par les restrictions imposées aux événements culturels a été d'autant plus douloureux. « C'était mon année de lancement… Je me suis senti mal. Mais je suis passionné et à chaque fois que je vois mon chapiteau monté, j'ai des étoiles dans les yeux. Je vois les gens contents. Alors je continue ! »
Son petit chapiteau est finalement une chance : la jauge est déjà de moins de cinquante personnes et il se concentre sur des lieux privés. « Les petits projets et les petites initiatives sont politiquement impactantes aujourd'hui, assure-t-il. L’État ne remplit pas sa mission, son rôle social. Il divise. C'est à nous de prendre soin de nous collectivement. Nous avons plus que jamais besoin d'être ensemble. »
Cet été, son chapiteau s'est donc finalement posé dans le Limousin et dans le Cher. Pour que les Oiseaux de Tapage atterrissent dans un lieu, il leur faut un terrain plat d'au moins seize mètres par seize mètres, un accès à l'eau, un hébergement. Le chapiteau est mis à disposition gratuitement. « Pour le reste, on gère. C'est un festival « clé en main ». » Soit deux soirs de spectacles et dîners, entièrement financés par le public lui-même, la compagnie ne percevant aucune subvention.
Le lundi, les Oiseaux voyagent ; le mardi, ils montent le chapiteau ; le mercredi, ils installent le site (lumières, mobiliers, décors…) ; le jeudi, ils vont chercher les denrées chez les producteur·ice·s du coin ; le vendredi et le samedi, ils cuisinent et animent l'événement ; le dimanche, ils démontent… Comme chez Karäfon, des bénévoles viennent renforcer l'équipe permanente.
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Savoir voler au-dessus des nuages
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Comment Max envisage-t-il la suite ? Il tente de continuer à se projeter. « J'aimerais que les Oiseaux de Tapage puissent financer une tournée en CADA. J'aimerais aussi soutenir des artistes étrangers qui n'ont pas la chance d'avoir le régime dont bénéficient les artistes en France. » Pour y parvenir, se résoudra-t-il à demander des subventions ? « Je ne suis pas contre le principe mais… c'est le public qui fait ce que nous sommes. Je préfère miser sur la confiance qu'il nous accorde. »
Mais ne risque-t-il pas de devoir fixer des tarifs qui ne seront pas accessibles à tou·te·s ? « L'idée, c'est que les gros événements financent les plus modestes. C'est un équilibre à trouver. Je réfléchis aussi à d'autres formes de cuisine moins chères. »
En attendant, il faut à l'oiseau reprendre des forces. Là-bas, au loin, il ne peut le nier, des nuages s'amoncellent. Sera-t-il de taille face à la tempête ? D'autres compagnies battent de l'aile. Mais d'autres savent aussi voler au-dessus des nuages. Max Jeanjean préfère envisager la vie sous ce jour-là. Son Simôrgh l'attend.
Fanny Lancelin
(1) Tony Jeanjean et Laëtitia Fourrichon, compagnie Oh Z'arts Etc.
Plus
- Lézimbär troupe : https://lezimbar-troupe.jimdofree.com/
- Karäfon : https://www.facebook.com/CollectifKarafon
- Les Oiseaux de Tapage : https://www.facebook.com/LES-OISEAUX-DE-TAPAGE-105358617749433/