Article actualisé le jeudi 9 septembre 2021.
Il y a quelques mois, sur les frontons de théâtres occupés, fleurissaient des banderoles : « Nous sommes essentiel·le·s ». Empêché·e·s de jouer pleinement leur rôle sous prétexte de pandémie, les artistes luttaient, manifestaient, hurlaient leur désarroi de n'être pas aussi considéré·e·s que des supermarchés. Puis, quelques-un·e·s ont imaginé une nouvelle façon de concevoir des spectacles : à la manière d'un panier d'une AMAP (1), un panier culturel est né. Dans la région Centre, artistes et spectateur·ice·s en bénéficient déjà.
L'idée est venue de la Loire-Atlantique. En avril 2020, un petit groupe de comédiens et de musiciens à la retraite, syndiqués CGT, militants de longue date, s'inquiètent de la situation de leurs camarades artistes : comment travailleront-il·les durant l'été, alors que partout les festivals sont annulés, les spectacles déprogrammés ?
Il·les inventent « Ouvrir l'horizon », un système de panier artistique et solidaire. Le contenu ? Deux à quatre artistes, un·e technicien·e, un·e chargé·e de diffusion. Le but ? Les salarier pour qu'il·le·s créent ensemble un spectacle inédit (une petite forme de vingt à trente minutes) rôdé en cinq répétitions et joué durant cinq représentations. Pour financer ces paniers, il·le·s frappent à la porte des Villes, des Départements, des Régions... et trouvent 550.000 euros.
Bilan : en un an, dans les Pays-de-la-Loire, 350 personnes ont pu travailler grâce à ce dispositif et environ 300 spectacles ont été proposés au public.
« Un coup de poker »
Le succès d' « Ouvrir l'horizon » fait des émules. Dans la région Centre, la comédienne et chanteuse Sonia Fernandez Velasco en entend parler lors du mouvement d'occupation des théâtres, à travers les Coordinations des Intermittents et Précaires (2) : « Dans la perspective de l'été 2021 qui s'annonçait tout aussi compliqué pour nous, il fallait trouver des solutions », explique-t-elle.
Le 30 avril au Nouvel Olympia de Tours, « Cultivons l'essentiel » est lancé. Bénévolement, des artistes créent un comité de pilotage régional dont Sonia fait partie, tout comme le musicien et comédien Dominique Chanteloup : « Une quinzaine de personnes constituent ce comité, mais ça tourne. Depuis le début, une quarantaine de bénévoles y ont participé. »
Première étape de travail : rencontrer les financeurs comme la DRAC, par exemple (3). « C'était un véritable coup de poker parce que nous leur demandions de penser à l'envers de leurs habitudes, sourit Dominique. En temps normal, quand tu demandes des subventions, tu remplis des dossiers bien épais, tu dois décrire dans les détails ton projet, à quoi va ressembler ton spectacle… Là, il n'y avait pas de spectacle, pas de budget, rien… Et il fallait quand même qu'ils nous fassent confiance ! »
Il se souvient de la maire de la petite commune de Montbazon qui, ayant accepté de donner 4.000 euros, défendit le dispositif au Conseil départemental d'Indre-et-Loire qui donna 40.000 euros et qui ouvrit les portes de la DRAC… Au final, environ 500.000 euros ont été promis. Bémol : l'argent arrive au compte-gouttes, le temps administratif étant souvent décalé par rapport au temps salarié...
« Ce qui a joué en notre faveur, c'est que tout était à l'arrêt, souligne Sonia. Ce qu'on nous proposait, c'était uniquement des résidences d'artistes mais c'était absurde de répéter à l'infini sans perspective de dates ! Nous arrivions avec quelque chose de nouveau, c'était un avantage. »
Des artistes choisi·e·s parmi les plus précaires
Pour constituer les paniers, le comité anime des journées de rencontres avec les artistes intéressé·e·s. « Il·le·s sont choisi·e·s parmi les plus précaires, souligne Sonia. C'est notre premier critère de sélection et c'est pourquoi nous passons beaucoup de temps à étudier chaque candidature. Nous avons aussi fait le choix de ne soutenir que des professionnel·le·s. »
L'objectif est de croiser les disciplines et de créer des groupes avec des personnes qui n'ont jamais ou peu travaillé ensemble. Une fois les équipes formées, les agendas sont coordonnés, un·e capitaine est désigné·e comme référent·e administratif·ve et un nom de troupe éphémère est trouvé.
Le comité de pilotage répartit ensuite ces troupes dans les structures de production qui ont accepté de participer, afin d'organiser répétitions et représentations.
Les troupes sont accompagnées par le comité de suivi de leur département, composé aussi d'artistes bénévoles.
Jean Frémiot fait partie de celui du Cher : « En tant que photographe, je suis le seul plasticien dans l'aventure ! Parce que je partage les valeurs de « Cultivons l'essentiel » et parce que j'avais envie de donner de mon temps pour soutenir les artistes. » Il a finalement été embauché, avec un autre photographe et un vidéaste, pour couvrir les spectacles. A eux trois, ils forment un panier « gens de l'image ». « Certains artistes se sont rendus compte que c'était cool d'avoir de belles photos sur un projet. Ça ouvre à de nouvelles collaborations. »
Dans la région Centre, la première date a eu lieu le samedi 26 juin à Argenton-sur-Creuse, dans l'Indre, avec « La Folle Complainte chante Charles Trenet ». Depuis, 24 paniers ont été constitués, ce qui représente 72 artistes, 22 technicien·ne·s, 11 chargé·e·s de diffusion au travail et 18 structures de production engagées.
Le département du Cher a été le dernier à se lancer : la réunion de rencontre des volontaires s'est tenue le 31 août au Carroi à Menetou-Salon. Trois trio d'artistes se sont constitués, pour des premières représentations attendues fin septembre-début octobre.
Se renforcer pour les luttes à venir
Pour éviter les contraintes liées à la situation sanitaire, les spectacles sont donnés majoritairement en extérieur : sur des places de village, dans des parcs, dans des cours de fermes ou d'école, sur le bord de l'eau près d'une guinguette…
Pourtant, le comité de pilotage se trouve confronté au pass sanitaire. « Nous vivons entrave sur entrave sur entrave, résume Sonia. C'est très dur. Malgré tout ce que nous tentons, malgré le fait de travailler bénévolement, d'imaginer de petites formes, dans des lieux privés... nous sommes encore entravé·e·s ! Ça m'a cloué au lit pendant deux jours. Je me disais : mais c'est quoi la suite ? »
« C'est la galère, reconnaît Dominique. Pour l'instant, c'est le public qui est fliqué. Mais au 31 août, ce sera sans doute les artistes. » Au sein du comité de pilotage, personne ne compte obliger les équipes à s'équiper du pass ou à le contrôler. « Si personne n'est d'accord pour le faire, les dates seront annulées mais les artistes payé·e·s quand même. »
S'il·le·s sont inquiet·e·s, les membres de « Cultivons l'essentiel » ne s'avouent pas vaincu·e·s. « Hier, je suis allée voir une répétition très touchante, raconte Sonia. Ça m'a rappelé pourquoi je fais tout ça. Prendre des risques, dépasser sa peur, ça rend heureux. »
Cette aventure, qui prendra fin quoi qu'il arrive le 15 novembre, aura permis à des personnes qui ne se connaissaient pas de trouver des solutions ensemble, de se fédérer et ainsi, de se renforcer pour les autres luttes à venir.
Texte : Fanny Lancelin
Photos : Jean Frémiot
(1) AMAP : Association pour le Maintien de l'Agriculture Paysanne.
(2) Lire aussi la rubrique (Re)visiter.
(3) DRAC : Direction Régionale des Affaires Culturelles.
Plus
- Pour en savoir plus sur « Cultivons l'essentiel » et connaître notamment les dates des prochains spectacles, rendez-vous sur : https://www.cultivonslessentiel.com
- Le dispositif peut aussi être soutenu via la plateforme de dons Hello Asso : https://www.helloasso.com/associations/joseph-k433/