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« Les Bouddhas d'Afghanistan », Pierre Centlivres

Ce n'est pas en septembre 2001 que la plupart des Occidentaux ont entendu parler des Talibans pour la première fois mais quelques mois plus tôt lorsque, sur les écrans du monde entier, une vidéo tournée par les Talibans eux-mêmes, révélait tout le mal qu'ils pensaient des idoles : ils venaient de dynamiter les deux immenses Bouddhas de pierre (38 et 55 mètres) qui veillaient depuis des siècles sur la vallée de Bâmiyân, en Afghanistan. Ce petit livre de 200 pages nous raconte leur histoire et les réels enjeux de leur destruction.

Ce n'était pas une surprise pour tou·te·s : le 26 février 2001, quatre ans après la prise de pouvoir des Talibans en Afghanistan, le Mollah Omar, « Commandeur des croyants », leur chef suprême, avait publié un décret l'annonçant : « Toutes les statues et tous les sanctuaires non islamiques sis dans les différentes parties de l'Emirat doivent être détruits. Ces statues ont été et restent des sanctuaires d'infidèles et ces infidèles continuent à adorer et à vénérer ses images. Allah tout-Puissant est le seul et vrai sanctuaire et tous les faux doivent être fracassés. » (1)

Dans le numéro daté de septembre-octobre 2021, la revue Historia rappelle que les pays occidentaux ont alors tout fait pour dissuader les « étudiants en religion » (2). L'UNESCO aurait même proposé d'ériger un mur devant les Bouddhas afin d'épargner aux Afghan·e·s la vue de ces statues. En vain. En mars 2001, les Talibans les ont attaquées avec des tirs d'artillerie avant de les faire sauter à la dynamite.
Pourquoi ? Dans « Les Bouddhas d'Afghanistan », Pierre Centlivres explique que « pour les musulmans comme pour les prophètes de l'Ancien Testament, l'interdit de la représentation de la figure humaine est centré sur le culte dont elle peut faire l'objet ; les statues, plus encore que les images à deux dimensions, sont visées par les religions du Livre condamnant les « images taillées ». Le sculpteur et son œuvre sont coupables d'idolâtrie, ou plutôt du péché d'orgueil. L'artiste ambitionnerait, par son œuvre, de concurrencer le Créateur. » Parmi les musulmans comme parmi les juifs et les chrétiens, différents degrés d'interprétation existent quant à cet interdit. « La conception des Talibans est particulièrement vigoureuse », souligne Pierre Centlivres, avant de nous rappeler que dans le bouddhisme aussi, certains courants réprouvent la représentation de l'être sacré.

Mais que faisaient ces Bouddhas dans un pays pourtant musulman ? Ils furent sculptés au cœur d'une falaise dès le Ve siècle, à une époque où la région de Bâmiyân – comme la majorité du territoire qui constitue aujourd'hui l'Afghanistan – était sous influence bouddhiste. C'est après que les derniers Hindouchis (rois de Kaboul pratiquant l'hindouisme) furent vaincus, au XIe siècle, que l'islamisation de la région aurait débuté.

Située au nord ouest de Kaboul, dans une haute vallée de l'Hindou-Kouch à 2.500 mètres d'altitude, Bâmiyân est mentionnée par un pèlerin chinois dans ses écrits dès le Ve siècle. La ville et son district étaient déjà une cité-étape importante sur la route menant de l'Inde à la Chine. Une effervescence religieuse, artistique et politique y régnait. Pierre Centlivres raconte les campagnes de fouilles, menées notamment par la Délégation Archéologique Française en Afghanistan (DAFA) à partir des années 1920 et durant cinquante ans. Elles mirent à jour de nombreuses ruines et révélèrent l'importance de la vallée de Bâmiyân, ses sites monastiques, ses grottes, ses sculptures, ses fresques… Il relate aussi la difficulté de conserver ce qui était trouvé, les pillages des musées, la guerre, les tentatives de sauvetage, comment les Européen·ne·s se « partagèrent » les restes…

Le dernier chapitre, intitulé « Le patrimoine afghan comme enjeu », remet l'histoire des Bouddhas dans une perspective politique : les Talibans s'opposent à la fois aux Occidentaux impies qui veulent leur imposer leur idéologie à travers leur vision du patrimoine, aux minorités telles que les Hazaras qui reconnaissent ces statues comme archétypes de leur peuple mais aussi aux nationalistes non Talibans qui pensent que l'Afghanistan est le berceau des Aryens... « En réalité, le décret du Mullah et son exécution peuvent s'interpréter comme un message reposant sur une analyse implicite : l'Emirat d'Afghanistan est inébranlable dans l'accomplissement de sa mission. »
Très touché par la destruction de ces statues, l'auteur regrette toutefois que le « concert de protestations internationales » de l'époque ait fait oublier « les problèmes de survie » de la population, et notamment la famine qui la frappait.

,Ce livre intéressera tou·te·s les passionné·e·s d'histoire, d'archéologie, de religion, d'art mais aussi tou·te·s ceux·les qui suivent l'actualité en Afghanistan tant il résonne avec les événements récents.

L'ouvrage a été édité aux éditions Favre en septembre 2001 : https://www.editionsfavre.com/

(1) Cité dans l'ouvrage « Les Bouddhas d'Afghanistan » de Pierre Centlivres, aux éditions Favre (p.14).
(2) Traduction du mot « Talibans ».