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La longue amitié entre Français·es et Afghan·es

Etienne Gille est vice-président de l'AFRANE (Amitié franco-afghane). Aujourd'hui installé à Dijon, il a vécu dix ans en Afghanistan et y est retourné chaque année depuis 2002. Il nous parle des missions de son association, de la complexité de la situation, mais aussi des projets qui permettront de continuer à soutenir la population afghane. L'an prochain, l'amitié entre les deux pays aura cent ans !

« Quand a été créée l'association ? Dans quel contexte ?

Elle est née en 1980 juste après le début de l'intervention soviétique (1). A l'époque, ses objectifs étaient assez larges : d'abord, informer correctement sur ce qui se passait en Afghanistan. Les informations étaient rares et souvent biaisées, car elles provenaient uniquement des réseaux communistes. Il était important pour nous de connaître la réalité.
Ensuite, il s'agissait d'apporter une aide humanitaire à la population afghane.
Depuis 1996 et plus spécifiquement 2002, nous intervenons dans le domaine de l'éducation.

A-t-elle été créée uniquement par des Français ?

Au départ, oui, par des Français qui voulaient aider les Afghans. Il y a une grande diversité d'ethnies en Afghanistan, et nous voulions éviter les conflits entre elles. Mais ça, c'était au début. Aujourd'hui, il y a des Afghans dans l'association, bien sûr.

Fonctionne-t-elle uniquement avec des bénévoles ou également des salarié·e·s ?

En France, nous avons trois postes de salariés et en Afghanistan, nous en avions 23. Mais au retour des Talibans cet été, dix-neuf sont partis et ont trouvé asile en France. Malheureusement, il s'agissait de tous nos formateurs. Nous sommes dans une démarche de recrutement.

Combien l'association a-t-elle d'adhérents ?

Environ 350, auxquels il faut ajouter une centaine de donateurs et une centaine d'abonnés à notre revue trimestrielle.

Vous assurez des formations pédagogiques. Sont-elles destinées à des enseignant·e·s ou des élèves ?

Nous essayons de contribuer à la formation des enseignants d'écoles publiques. Depuis 2003, nous avons une équipe de formateurs engagés qui ont organisé beaucoup de séminaires pour les professeurs de lycées. Attention, en Afghanistan, le terme « lycée » couvre les classes du CP à la Terminale. Nos actions concernaient plutôt le niveau primaire. Parfois, dans le domaine des sciences, nous intervenions au niveau secondaire.

Vos zones d'intervention sont-elles situées plutôt en milieu urbain ou dans les campagnes ?

Nous menions des actions dans la périphérie de Kaboul, à Djalalabad et Tcharikar dans des lycées plutôt urbains. Mais nous travaillions aussi dans la province de Bâmiyân, sur un territoire complètement rural avec un habitat très dispersé et nous avions une action plus modeste à Hérat.

Vous avez un programme de reconstruction d'écoles. En quoi consiste-t-il ?

Avant 2001, de nombreuses écoles avaient été détruites ou laissées à l'abandon. Le parc était en très mauvais état.
Parallèlement, nous avons connu une explosion du nombre d'élèves qui est passé d'un million à huit millions en six ou sept ans. Les besoins étaient considérables.
La plupart du temps, le premier besoin d'un directeur d'école, c'était un bâtiment.
Nous lancions un appel à des dons et des subventions. Nous assurions la maîtrise d'œuvre en lançant un appel d'offres et, en fonction des meilleures réponses, nous signions le contrat. Une fois le bâtiment construit, nous le remettions au ministère de l'Education nationale afghane.
Nous avons reconstruit environ deux écoles par an pendant vingt ans.

Quelles sont les autres actions de l'association ?

Nos statuts mentionnent la défense des Droits de l'Homme. Nous sommes déterminés à agir dans ce domaine mais la ligne juste est une ligne de crête… Il s'agit surtout de donner de l'information.

 

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La Cour pénale internationale a ouvert une enquête pour des crimes commis en Afghanistan à partir de 2003 (2). Pourriez-vous être interrogé dans ce cadre ?

Nous n'aurions rien à dire. Il s'agit surtout d'exactions de militaires américains. Il y a eu des crimes bien pires dans ce pays et par toutes les parties.

En 2002, la question était de savoir quoi faire de tous ceux qui avaient commis les crimes. La plupart des diplomates ont dit : « si nous voulons la réconciliation nationale, nous ne pouvons pas juger tous ces gens, tout le monde a du sang sur les mains » ; ça a fait consensus.

Le travail de vérité n'a pas été fait. Ce sont pourtant des crimes contre l'Humanité dont on parle, mais c'était trop généralisé pour être jugé…
C'est extrêmement compliqué. Ça reste dans le cœur des gens et ça pèse dans les relations entre les peuples. Tant que les choses ne seront pas dites et qu'il n'y aura pas de demande de pardon, ce sera compliqué.

Dans quelles conditions l'association œuvre sur place ? Est-elle bien perçue ?

Notre principale difficulté, c'est que nous ne sommes pas en mesure de répondre à toutes les demandes.
Sinon, l'association est bien perçue par les chefs d'établissement. Chaque année, nous organisons une réunion avec 30 ou 40 d'entre eux, hommes et femmes à peu près à égalité. Nos formateurs sont très respectés. Une confiance réciproque s'est instaurée.
Nous avions de très bons contacts avec les rectorats aussi.
Au niveau du ministère, la relation était assez ténue et consistait simplement en une convention.

Mais, au fil des ans, le pouvoir central a acquis une certaine méfiance à l'égard des ONG (3). Il craignait qu'elles fassent des profits et voulait que l'argent passe par lui. Il nous imposait des contraintes administratives de plus en plus lourdes. En réalité, il s'agissait de contrôler les ONG et, en multipliant les contrôles, de multiplier surtout les dessous de table...

Lorsque les Talibans sont arrivés au pouvoir la première fois, de 1996 à 2001, l'association est-elle parvenue à poursuivre ses actions ?

Il faut distinguer plusieurs périodes. Au début, les Talibans contrôlaient mais de loin. Une personne de l'association était restée sur place à Kaboul, où elle avait créé un centre d'apprentissage du français.
La Province de Bâmiyân était assez éloignée des Talibans, nous avons pu continuer nos activités. Et à Djalalabad non plus, ils ne sont pas intervenus.

Ensuite, il y a eu une deuxième phase durant laquelle les Talibans ont voulu imposer des règlements très stricts aux ONG. Ils les ont regroupées dans un même camp et les personnels devaient être soumis à des autorisations. Les ONG ont refusé. A ce moment-là, notre représentant a été chassé : il a eu deux heures pour quitter Kaboul.
Mais à Bâmiyân et Djalalabad, nous avons pu continuer.
Nous avons fait parvenir de l'aide aux écoles clandestines de filles, que j'appellerais plutôt « écoles domestiques » parce qu'en réalité, les Talibans connaissaient leur existence. Mais tant que les filles restaient entre filles…

Avez-vous pu reprendre normalement vos activités à leur départ, en 2001 ?

En 2002.
Les écoles de Bâmiyân et de Djalalabad étaient privées. Nous les avons rendues au ministère de l'Education nationale afghane.

La présence des armées étrangères, de l'OTAN, facilitait-elle votre travail ou le rendait-elle plus difficile ?

Nous n'avions pas de contact avec l'OTAN. Une fois, nous avons eu besoin d'eau pour un chantier de reconstruction d'une école et l'ISAF (4) a accepté d'en apporter un camion.
Dans le cadre des actions de l'armée en faveur des civils, nous aurions pu demander des financements, mais nous avons toujours refusé. Nous ne voulions pas qu'il y ait de malentendu, nous ne sommes pas le bras armé d'un gouvernement.
Paradoxalement, lorsque nous arrivions dans une école, le chef d'établissement nous disait souvent qu'il avait accepté l'aide financière. Pour eux, il fallait prendre l'argent où il était...

Avez-vous des nouvelles ? Quelle est la situation actuelle dans les zones où l'association est habituellement active ?

Nous sommes en relation permanente avec notre bureau à Kaboul, mais il est difficile d'avoir une image précise de la situation.
L'école de Djarikar est située à l'embouchure du Panchir (5). Il y a quelques jours, elle n'avait pas encore rouvert.
Indépendamment du retour des Talibans, celle de Djalalabad ferme toujours à la saison chaude. Elle a repris ces jours-ci.

De manière générale, au niveau primaire, les écoles ont rouvert, mais les professeurs et les élèves s'y rendent assez peu. Je dirais… peut-être 30 %… et pour les filles sans doute encore moins.
Les gens ont peur. Ils n'ont pas confiance dans les promesses des Talibans. Il y a ce qu'on voit à la télévision et la nuit, des commandos entrent dans les maisons…
Il est possible que jour après jour, une certaine normalisation s'opère, pour des raisons économiques notamment : les gens vont avoir besoin de travailler, mais ils n'iront pas le cœur léger.

Malgré tout, est-ce que l'association tente d'apporter une aide sur place ?

Nous avons eu une réunion de notre Conseil d'administration ce week-end. Nous avons défini un concept de « pause active » mais il serait plus pertinent de dire « observation active ». Pause, parce qu'on ne peut pas redémarrer comme si de rien n'était. Active, parce que nous allons contacter nos partenaires pour savoir de quoi ils ont réellement besoin.

L'éducation est un domaine idéologiquement marqué. Les Talibans vont sûrement modifier les curriculum et censurer des livres. Dans ce contexte, que pouvons-nous faire ? Nous n'allons pas construire des madrassas (6). Mais nous allons essayer de trouver des interstices, pour travailler sans porter atteinte à nos valeurs.
Les Afghans vont avoir besoin de matériel et de soutien, de savoir qu'on ne les oublie pas aussi.
Mais nous devons faire face à une contrainte énorme : pour l'instant, nous ne pouvons pas envoyer d'argent en Afghanistan. Nous allons devoir réfléchir. La situation est délicate mais notre détermination totale !

Il existe des comités locaux de l'AFRANE en France. Peuvent-ils apporter un soutien particulier ?

Il n'en existe pas beaucoup. Il y en a un en Alsace et un à Dijon. Pour le reste, il s'agit plutôt d'antennes grâce à notre réseau d'amis et d'adhérents.
Que peuvent-ils faire ? Généralement, ils sont sollicités pour des aides ponctuelles auprès d'Afghans en France.
Nous sommes aussi à la recherche d'argent : nous avons un besoin énorme d'argent. Les finances s'assèchent. Face à la situation, certains donateurs se retirent. Or, nous avons toujours des salariés à payer.
Nous avons aussi besoin d'informations, nous avons une revue trimestrielle à diffuser.
Nous avons besoin de compétences, pour rejoindre le Conseil d'administration…
Toutes les bonnes volontés sont les bienvenues !

Il faut préciser aussi que les relations entre la France et l'Afghanistan vont bientôt avoir cent ans : elles ont débuté fin 1921. Immédiatement, cette amitié a été placée sous le signe de l'éducation et de la culture. Elle était désintéressée, il n'y avait pas d'intérêt économique particulier. Cette image perdure en Afghanistan.
Nous allons essayer de commémorer cette histoire, en organisant une semaine afghane avec des conférences, des projections de films, un repas, une présentation de livres en librairie…

Le projecteur médiatique va bientôt s'éteindre. Mais il ne faut pas qu'on oublie l'Afghanistan. »

Propos recueillis par Fanny Lancelin

(1) Lire une brève histoire de l'Afghanistan dans la rubrique (Re)visiter.
(2) La Cour Pénale Internationale (CPI) a autorisé jeudi 5 mars en appel l'ouverture d'une enquête pour crimes de guerre et crimes contre l'Humanité en Afghanistan, dont des exactions qui auraient été commises par des soldats américains.
(3) Organisations Non Gouvernementales.
(4) International Security Assistance Force ou Force Internationale d'Assistance et de Sécurité. Opérait sous l'égide de l'OTAN.
(5) Région où les combats entre Talibans et résistants sont encore vifs.
(6) Ecoles coraniques.

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