« Toute personne a le droit d’être informée, de s’impliquer dans les décisions et d’exercer des recours en matière d’environnement. »
Principes fondateurs de la convention européenne d'Aarhus,
ratifiée par la France le 8 juillet 2002
Article actualisé le mercredi 24 novembre 2021
Jamais il.le.s n’ont été aussi nombreux·ses. Les perquisitions et les gardes-à-vue des jours précédents ne les ont pas intimidé·e·s. Le dispositif policier déployé le matin de la manifestation non plus.
Ce samedi 6 novembre, il·le·s sont entre 2.000 et 3.000, venu·e·s de toute la France jusqu’à Mauzé-sur-le-Mignon (Deux-Sèvres), à clamer haut et fort leur opposition à la construction de « méga-bassines » : d'immenses ouvrages de stockage d’eau pour l’irrigation agricole, construits sur une surface moyenne de huit hectares (jusqu'à 18 hectares pour les plus grandes). Appelées officiellement « retenues de substitution », elles sont remplies grâce à un système de pompage relié aux nappes phréatiques et aux cours d'eau.
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Deux visions de l'agriculture
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Dans le ciel bleu de cette belle journée d'automne, le soleil brille. Sur la route, à quelques kilomètres du village, je suis ralentie. J'aperçois au loin des petits drapeaux jaunes flottant sur des tracteurs et une colonne de véhicules les suivant patiemment : le syndicat la Confédération paysanne fait partie des organisateurs de la manifestation aux côtés du collectif Bassines Non Merci, de la Ligue de Protection des Oiseaux (LPO) et du mouvement des Soulèvements de la Terre (1).
Un hélicoptère de la Gendarmerie nationale tourne au-dessus de nos têtes et, à l'entrée de Mauzé, des contrôles routiers sont effectués. Je passe sans être arrêtée. Un membre du collectif Bassines Non Merci Berry, qui n'a pas eu ce privilège, me racontera plus tard : « Ils nous ont demandé si nous étions contre les agriculteurs. Mais qu'est-ce que ça veut dire ? C'est quoi cette question ?! » Il est d'autant plus resté sans voix qu'il est lui-même paysan ! La cellule Déméter, une cellule de la Gendarmerie nationale créée contre les atteintes au monde agricole, était en alerte (lire aussi la rubrique (Re)découvrir).
Ce jour-là, ce sont deux visions de l'agriculture qui s'affirment, portées par deux syndicats : la Confédération paysanne et la Fédération Nationale des Syndicats d'Exploitants Agricoles (FNSEA). Difficile de résumer leurs différences de positions sans tomber dans la caricature. Mais le sujet des « méga-bassines » les illustre bien : d'un côté, la FNSEA défend ces installations comme une solution aux problèmes des sécheresses à répétition et de l'irrégularité des pluies ; de l'autre, la Confédération paysanne considère qu'elles contribuent à maintenir un système productiviste et intensif non soutenable.
En effet, les « méga-bassines » servent surtout à irriguer des cultures telles que le maïs majoritairement exporté pour nourrir des animaux d'élevage. Portés par des groupements d'agriculteur·ice·s irrigant·e·s, ces projets ne sont pas toujours accessibles à tou·te·s. La Confédération paysanne dénonce ainsi une inégale répartition de la ressource : « Il peut (...) y avoir tout simplement un refus d’autorisation de prélèvement, ces autorisations étant accordées par rapport à des références historiques qui ne sont pas réévaluées, certains bénéficiant de « droits à irriguer » très élevés au détriment des nouveaux installés, affirme le syndicat (2). Arrivés « en dernier », l’autorisation de réaliser un forage peut leur être refusée. Or, pour éviter le prélèvement excessif d’un bassin, tous les prélèvements devraient être revus afin de permettre l’installation de nouveaux paysan·ne·s. Ce n’est pas aux derniers qui s’installent de se retrouver dans l’impossibilité d’irriguer, d’autant plus que cela peut entraîner des refus de Dotation Jeune Agriculteur (DJA). L’eau faisant partie du patrimoine commun, cela devrait générer automatiquement un droit à l’eau. Mais en pratique, la répartition ne s’organise pas. Les méga-bassines provoquent un partage inéquitable de la ressource en eau, dans un contexte où la ressource se raréfie. »
Du point de vue écologique, les associations de défense de l'environnement s'inquiètent de l'impact des « méga-bassines » sur l'état des cours d'eau et des nappes phréatiques. Certes, l'eau est pompée en hiver et doit l'être « à la place » de celle pompée en été. En réalité, les calculs de prélèvements sont faits sur des références antérieures élevées qui ne tiennent pas toujours compte des niveaux d'étiage désormais très bas dans certains bassins, du fait du changement climatique notamment. Pomper l'hiver n'empêche pas une pression sur la ressource, car il ne s'agit pas d'eau qui déborderait d'une nappe trop pleine. Les prélèvements sont effectués entre novembre et avril, au moment où la recharge est encore en cours. L’eau stockée devrait normalement s'infiltrer dans les sols, jusqu’à la nappe ou ruisseler dans les cours d’eau. Souterraine ou courante, elle viendrait normalement alimenter un cycle naturel et vivant (sols, plantes, animaux), jusqu’au milieu marin très dépendant de la quantité et de la qualité de l’eau douce.
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Une contre-manifestation
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A Mauzé, ce samedi 6 novembre, ces associations telles que France Nature Environnement, Arbres remarquables ou Alerte Pesticides sont là. Rendez-vous a été donné à l'heure du déjeuner, pour un banquet sur le Champ de Foire. L'ambiance est détendue.
Un point presse se tient sous le kiosque. Julien Le Guet, membre de Bassines Non Merci, explique : « Comme à chacune de nos manifestations, celle-ci a été déclarée à la préfecture il y a une semaine. Mais nous avons appris hier, donc au dernier moment, qu'elle était considérée comme illégale. Une zone interdite a été délimitée autour de la bassine de Mauzé pour nous empêcher d'y accéder. »
Le mercredi 22 septembre, lors d'une précédente mobilisation, environ 800 manifestant·e·s étaient entré·e·s sur le chantier de cette retenue d'eau pour stopper les machines. Un mois plus tard, Julien Le Guet et d'autres militants étaient placés en garde-à-vue, notamment pour « incitation à commettre un délit » (3).
Mais Julien Le Guet est toujours là, l'énergie intacte. L'ancien animateur nature et batelier se bat depuis quatre ans et demi contre les « méga-bassines » en Poitou et ne compte pas s'arrêter. « Aujourd'hui, c'est une journée déterminante. Nous allons défiler, nous allons poser un certain nombre de gestes forts. Mais aujourd'hui, nous n'irons pas nous battre avec la Coordination rurale. »
En effet, sur la zone pourtant interdite délimitée par le préfet, quelques centaines d'agriculteur·ice·s du syndicat ont décidé de prendre position (4). Mais la confrontation n'aura pas lieu.
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Des gaz lacrymogènes pour faire fuir
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A 14 heures, le cortège s'élance dans les rues de Mauzé. Toutes les générations sont là : des jeunes, des personnes âgées, des familles avec des enfants dans les poussettes… souvent habillé·e·s en bleu, le « dress code » suggéré par les organisateurs. Il·le·s suivent joyeusement deux plateformes tractées, sur lesquelles des musiciens assurent l'ambiance.
Première étape à la mairie, rebaptisée pour l'occasion Mauzé-sur-Bassines. Deuxième étape dans le lit asséché du Mignon.
Plus loin, au détour d'une ruelle, impossible d'avancer : les CRS ont bloqué la route qui passe sous la voie ferrée avec une grille anti-émeutes. Quelques instants plus tard, l'odeur des grenades lacrymogènes emplit l'air. A travers le brouillard, j'aperçois quelques personnes qui rebroussent chemin. Mais une voix s'élève : « ça passe dans le champ à droite ! » Nous bifurquons et continuons d'avancer.
Je sors un deuxième foulard pour protéger ma bouche. Mes lunettes de soleil sont pour l'instant suffisantes. Ça brûle, mais c'est tenable. A l'abri derrière une haie, je découvre un homme âgé qui s'appuie sur une canne pendant qu'un autre tout aussi âgé lui verse du sérum physiologique dans les yeux. « Mais dans quel pays l'on vit ? »
Au bout du champ, un ruisseau. Hésitation. L'eau est froide mais malgré tout, la majorité des manifestant·e·s retroussent pantalons et jupes et continuent. Les autres parviennent à rejoindre la route finalement abandonnée par les CRS. Les tracteurs de la Confédération paysanne rouvrent la voie.
Le soleil descend déjà lorsque nous arrivons à proximité de la retenue d'eau de Cram-Chaban, une retenue en activité construite il y a quelques années déjà. Les silhouettes des premier·e·s manifestant·e·s grimpé·e·s sur la digue se découpent sur l'horizon. Le dispositif policier, trop léger pour les contenir, a été rapidement levé.
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Une retenue illégale démantelée
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La retenue de Cram-Chaban, située dans le département de Charente-Maritime, s'étend sur cinq hectares et contient 180.000 m³ d'eau. Elle a déjà fait cinq fois l'objet de condamnations en justice. En septembre, dans le cadre de la tentative de régularisation des vices entachant son autorisation, une nouvelle enquête publique sur les compléments à l’étude d’impact a été menée : la commissaire enquêtrice a rendu un avis défavorable (5). « Puisque l’Etat n'est visiblement pas capable de la démonter, nous allons le faire nous-mêmes ! » clame un manifestant. Déjà, il·le·s sont nombreux·ses à découper la bâche en géomembrane qui assure l'étanchéité de la retenue, tandis qu'un groupe sectionne la pompe reliée à la nappe phréatique.
Quelques chansons et prises de paroles plus tard, le cortège reprend la route en sens inverse, calmement, sans heurts. La Gendarmerie est à nouveau déployée aux sorties de la ville pour d'importants contrôles.
Pour Nicolas Girod, porte-parole de la Confédération paysanne, c'est « une pleine et éclatante victoire, une démonstration de force que nous sommes un mouvement populaire, nombreux à nous battre pour un territoire dynamique et un projet de société juste socialement et écologiquement ».
La présidente de la FNSEA, Christiane Lambert, ne partage évidemment pas son avis : « J'attends les condamnations fermes de ces actes par le gouvernement et les élus régionaux », a-t-elle déclaré dans un communiqué de presse, parlant d' « un saccage intolérable ».
« Je condamne les actes de destruction, a quant à lui déclaré dès le lendemain le ministre de l'Intérieur, Gérald Darmanin, sur les réseaux sociaux. Je souhaite que les auteurs répondent de leurs actes devant la justice. »
Le parti Europe Ecologie-Les Verts (EELV) de Poitou-Charente rappelle que la construction, le remplissage et la vidange annuelle de cette retenue étaient illégales depuis un jugement rendu en juin 2018 (6). « Les vannes ont été ouvertes pour vider la bassine et rendre son eau au Mignon asséché. Nous soutenons sans réserve cet acte de désobéissance civile. » (7)
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Pas de ministre mais des CRS
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Le mercredi 10 novembre à Paris, la Confédération paysanne conviait la presse devant le ministère de l'Agriculture et de l'Alimentation, afin de présenter ses demandes suite à la manifestation : « faire respecter la décision du tribunal administratif de Poitiers de 2018 annulant l'autorisation préfectorale de fonctionnement des bassines de Charente-Maritime, dont Cram-Chaban » ; suspendre « tous les travaux et projets de méga-bassines en cours, tant que des recours juridiques sont en cours en France et en Europe. Une procédure pétitionnaire a été ouverte par la Commission des pétitions du Parlement européen quant à la conformité de ces projets de méga-bassines avec trois directives européennes (Eau, oiseaux et habitats) » ; « engager immédiatement une concertation de tous les acteurs du territoire sur l'adaptation du modèle agricole aux ressources disponibles et non l'inverse ».
Le secrétariat national de la Confédération paysanne voulait aussi remettre au ministre, Julien Denormandie, un morceau de la pompe de Cram-Chaban pour lui faire la démonstration que ces retenues sont bien alimentées par le pompage de la nappe phréatique et non par la récupération des eaux de pluie, comme le ministre l'avait affirmé lors du congrès de la FNSEA en septembre…
Mais ce sont les CRS qui ont accueilli le syndicat et les médias, les forçant à quitter les lieux.
Quelles suites la lutte autour des retenues d'eau peut-elle engendrer ? La Confédération paysanne a demandé à être reçue par le ministre de l'Agriculture et de l'Alimentation. En vain pour le moment.
Sur son site Internet, Bassines Non Merci annonce qu'il suspend les Apér'luttes qui étaient organisés tous les vendredis à proximité du chantier de Mauzé. « Cela comporterait des risques pour la sécurité de tou·te·s, est-il justifié. Mais cela ne veut pas dire que nous ne continuerons pas de nous rassembler pour continuer d'informer sur la lutte et de montrer notre détermination à stopper les chantiers. » (8) De nouveaux rendez-vous sont prévus, notamment une grande mobilisation les 26 et 27 mars.
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Dans le Berry aussi
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Si la lutte dans le Poitou est la plus médiatisée, d'autres émergent ici et là. C'est le cas dans le Cher où un collectif s'est récemment constitué pour informer la population sur les retenues d'eau pour l'irrigation. Baptisé Bassines Non Merci Berry, il s'intéresse particulièrement à deux projets annoncés à Lazenay, où James Goussard, exploitant agricole déjà irrigant (par ailleurs maire de la commune) souhaite construire deux nouvelles retenues d'eau pour l'irrigation reliées à la nappe phréatique, de 25.000 m³ et 50.000 m³. Le service chargé de la communication à la Préfecture indique qu'actuellement, un projet est en cours d'instruction en champagne berrichonne, de 50.000 m³. Bassines Non Merci Berry a manifesté une première fois le 17 septembre à Bourges et commencé une série de distributions de tracts pour informer le public.
Dans un courrier daté du 24 octobre 2021, il fait part de ses inquiétudes à Jean-Christophe Bouvier, préfet du Cher, dont les services sont en charge des déclarations et autorisations de ce type de projets. Demandant des précisions sur le dossier, le collectif n'a, pour l'instant, pas reçu de réponse.
Les retenues d'eau de Lazenay et d'autres en projet dans le Cher ne devraient pas être construites immédiatement. « Une circulaire de 2018 dit que ce type de retenues pour l'irrigation ne peut pas voir le jour sans une concertation : il faut que le PTGE, Projet de Territoire pour la Gestion de l'Eau, soit abouti, nous expliquait il y a quelques semaines Nicolas Camphuis, directeur de l'Agence de l'eau Loire-Bretagne. Il s'agit de faire un état des lieux, via des études sur le terrain, mais aussi une prospective : quelle répartition de l'eau souhaitons-nous entre tous les usagers pour développer ce territoire ? Dans le secteur du Cher, ce PTGE est en cours d'élaboration par le Conseil départemental. Il a débuté en janvier et ne devrait pas être présenté avant la fin 2023. » Contacté à ce sujet, le service de l'eau du Conseil départemental du Cher n'a pas souhaité répondre à nos questions.
Nationalement, la mobilisation continue : une tribune intitulée «
Fanny Lancelin
(1) https://lessoulevementsdelaterre.org/
(2) http://confederationpaysanne.fr/sites/1/articles/documents/DossierPresse_M%C3%A9ga-bassine.pdf
(3) Lire la rubrique (Ré)acteur·ice·s de l'épisode 1 de notre sujet, sur (Re)bonds.
(4) https://www.lanouvellerepublique.fr/deux-sevres/commune/mauze-sur-le-mignon/bassines-la-coordination-rurale-appelle-a-une-contre-manifestation-a-mauze-sur-le-mignons
(5) Conclusions de la commissaire enquêteur du 4 novembre 2021 : https://nuage.confederationpaysanne.fr/s/nzwP2Mm8m5HbqDW
(6) Jugement du Tribunal administratif de Poitiers du 7 juin 2018 : https://nuage.confederationpaysanne.fr/s/MwP2RKszKLmNXGW
(7) https://www.lanouvellerepublique.fr/deux-sevres/manifestation-anti-bassines-du-6-novembre-en-deux-sevres-de-nouvelles-reactions
(8) https://bassinesnonmerci.fr/
(9) https://www.lemonde.fr/idees/article/2021/11/24/les-megabassines-sont-le-symbole-d-un-modele-nefaste-aux-paysans-et-a-nos-territoires-l-agriculture-productiviste_6103372_3232.html
Le Varenne agricole de l'eau
- Le 28 mai dernier, le ministre de l'Agriculture et de l'Alimentation, Julien Denormandie, et la secrétaire d’Etat chargée de la Transition Ecologique, Bérengère Abba, lançaient le Varenne agricole de l'eau et de l'adaptation au changement climatique. L'objectif : définir un plan d'actions pour permettre aux agriculteur·ice·s de faire face aux conséquences du changement climatique, notamment les sécheresses.
Des groupes de travail composés d'agriculteur·ice·s, d'associations, de représentant·e·s des chambres d'agriculture, d'élu·e·s, ou encore de scientifiques réfléchissent à trois thématiques : doter l'agriculture d'outils d'anticipation et de protection dans le cadre de la gestion des aléas climatiques (sécheresses mais aussi gel, par exemple) ; renforcer l'adaptation de l'agriculture à ces aléas en agissant sur les sols, les variétés, les pratiques culturales et d'élevage, les infrastructures agroécologiques et l'efficience de l'eau d'irrigation ; partager une vision raisonnée de l’accès aux ressources en eau mobilisables pour l’agriculture sur le long terme.
Un point d'étape a été présenté en octobre et la synthèse finale sera rendue publique en janvier 2022.
Les principes de la démarche, les échanges en visio et les documents d'étape sont consultables sur le site du ministère de l'Agriculture et de l'Alimentation : https://agriculture.gouv.fr/mots-cles/varenne-de-leau