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Les enjeux de la syndicalisation des secteurs féminisés

Malgré de nombreuses luttes menées depuis la Révolution industrielle, le travail réalisé par les femmes est aujourd’hui encore le plus précaire, le moins reconnu, le plus mal payé. Les communistes libertaires les encouragent à créer des réseaux, notamment syndicaux, pour lutter contre le patriarcat qui les étouffe. Comment ? La brochure « Quand les femmes se lèvent, le peuple avance » apporte des éléments de réponse.

Publiée en février 2022, cette brochure est le fruit des réflexions des commissions travail et antipatriarcat de l’Union Communiste Libertaire. Elle a été présentée lors des rencontres des syndicats autogestionnaires et libertaires à Montreuil, en mai (lire aussi la rubrique (Ré)acteur·ices).

Une division sexuée du travail imposée par le patriarcat

De quels constats partent-elles ? Aujourd’hui en France, 14 millions de femmes travaillent, dont la moitié dans des secteurs où l’on sert ou s’occupe des autres : caissières, employées, vendeuses, assistantes maternelles, secrétaires, infirmières, agentes d’entretien, aides-soignantes, aides à domicile, enseignantes… Le résultat de la division sexuée imposée par le système capitaliste, fondamentalement patriarcal et sexiste, et selon lequel les femmes posséderaient des qualités innées comme celles de prendre soin.
A cela s’ajoutent d’autres discriminations : ainsi, les travailleuses racisées sont les plus exploitées. Elles se concentrent essentiellement dans quatre secteurs : aides soignantes, aides maternelles, aides à la personne, agentes d’entretien.

Leurs conditions d’emploi et de salaires sont sujettes à l’exploitation et à l’oppression. En effet, la précarité et le temps partiel imposé organisent la dépendance des femmes vis-à-vis du conjoint dans une relation hétérosexuelle. Elles les vulnérabilisent lorsqu’elles sont à la tête de familles monoparentales. Conséquence : cela réduit leurs possibilités de refuser, leurs capacités à s’opposer.
Sur le lieu de travail, l’oppression spécifique prend la forme du harcèlement sexuel ou de la placardisation. Ces formes sont aussi infligées à celles et ceux qui refusent leur assignation de genre comme les personnes LGBTI (1).
Les femmes non blanches subissent, en plus, la division raciste du travail : elles sont les forçats des secteurs féminisés.

Pourtant, leurs métiers sont indispensables à la société et notamment à l’économie. La crise sanitaire liée au Covid l’a montré : 80 % des salarié·es des secteurs de la « première ligne » étaient des femmes.

Le prolétarien féminin déconsidéré par le syndicalisme

Comme il est rappelé dans la brochure, l’histoire du mouvement ouvrier est marquée par les luttes des femmes : grève des fileuses de Troyes en 1791 ; des blanchisseuses de Chaillot, des ovalistes à Lyon, des couturières et lingères de Vouvray, de la laine d’Elbeuf au XIXe siècle ; mouvement des sardinières à Douarnenez, des « midinettes » de la haute-couture à Paris, des institutrices, des employées des PTT, des grands magasins, des infirmières, des ouvrières de Moulinex au XXe siècle… Il y a quelques années seulement, les caissières, les travailleuses sans papiers des salons de coiffure, les employées des hôtels... Sans oublier leur rôle dans la Commune de Paris en 1871, dans les mouvements sociaux de Mai 68, dans la lutte contre les réformes des retraites en 2020…

Pourtant, le prolétariat féminin est déconsidéré. Le mouvement ouvrier s’est construit autour de la figure de l’homme ouvrier cis blanc. Aujourd’hui encore, la formation syndicale de base tient peu compte de l’histoire des luttes des femmes au travail. Ce machisme à l’intérieur même des organisations militantes est l’une des difficultés de la syndicalisation des femmes.

Mais d’autres freins existent : le syndicalisme ne tient pas compte des réalités des métiers féminisés et du travail gratuit que les femmes réalisent au foyer, ce qui rend très difficile pour elles de participer aux activités syndicales. Le travail domestique est encore à la charge des femmes à 80 %. « Le syndicalisme ne prend pas de mesures internes pour supprimer ces obstacles », regrettent les rédacteur·ices de la brochure. « Dans les couples hétérosexuels, tout comme pour la carrière professionnelle, le militantisme syndical du conjoint est favorisé au détriment de celui de la femme syndiquée. »
De plus, les modes d’action syndicale qui sont les plus valorisés sont encore ceux qui ont une représentation très viriliste de la lutte : barricades, affrontements physiques, etc.
Enfin, la bureaucratie syndicale entretient un mode de fonctionnement qui favorise les enjeux de pouvoir, dimension très prégnante chez les hommes, car créée et entretenue par la société patriarcale.

 

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Des expériences encourageantes

Pour les membres des commissions travail et antipatriarcat de l’UCL, la syndicalisation des secteurs féminisés est un enjeu majeur pour parvenir pleinement à une lutte de masse. « Par l’organisation de nombreuses rencontres de travailleuses, les féministes syndicalistes ont une responsabilité et un rôle déterminants pour que les obstacles à la sous-syndicalisation soient efficacement combattus », écrivent-iels.

Des expériences encourageantes sont relatées dans la brochure, comme la syndicalisation des salariées des ADMR (Associations d’Aide à Domicile en Milieu Rural) dans les Vosges à partir de 2012. Elle a permis à des dizaines de femmes de s’appuyer sur une organisation syndicale pour s’auto-organiser, et obtenir des avancées sur le respect de leurs jours de repos, la prise en charge de leurs déplacements, l’amélioration de leurs conditions de travail…
Parce que le syndicat (la CGT) était prêt et parce qu’il a vite donné les moyens d’agir aux femmes, les Prud’hommes ont pu être saisis et un rapport de force avec le financeur principal, le Conseil départemental, engagé.

Autre exemple : en septembre 2021, ce sont les personnels de ménage d’Arc-en-Ciel à Sorbonne Université, soutenus par la CGT et des syndicats de l’arrondissement, qui l’ont emporté après huit jours de grève. Elles ont obtenu l’arrêt des changements de postes et le maintien de leurs horaires de travail, le paiement des heures complémentaires et la régularisation de leurs contrats, le départ du responsable d’exploitation autoritaire et brutal, ainsi que le paiement de la moitié des jours de grève. Une grève totale, puisque 100 % des 130 agent·es ont joué le jeu, et ont décidé elleux-mêmes de la poursuite de leur mouvement et de leurs revendications.

Se relier aux autres organisations féministes

Mais les membres de l’UCL le soulignent : « Il y a des périodes « fastes » et des périodes plus dures. » Après une forte mobilisation, les militantes peinent parfois à maintenir la dynamique, en particulier si les freins à leur engagement (cités plus haut) n’ont pas été entièrement levés. Des moyens doivent leur être alloués pour éviter la disparition de tout ce qui a été construit : « Ces moyens doivent être financiers (rembourser des déplacements pour l’action syndicale, payer du temps militant syndical à une ou deux salariées à temps partiel, [créer une] caisse de grève), militants (aider aux tâches militantes chronophages non politiques, avoir un·e référent·e juridique dédié·e au secteur pour ne rien laisser aux employeurs). C’est ce cadre qui permettra alors de faire apparaître régulièrement de nouvelles militantes au sein du syndicat, seule garantie de voir perdurer l’action et la lutte. »

Un chapitre de la brochure est consacré aux autres outils permettant la syndicalisation des femmes : par exemple, établir des questionnaires pour identifier les problématiques spécifiques des secteurs féminisés, multiplier les états des lieux et diagnostics ; intervenir dans les instances de représentations du personnel ; développer les formations ; dans les syndicats, créer ou renforcer les commissions femmes, adopter les règles de parité dans les délégations, diffuser l’histoire des luttes féminines, organiser des gardes collectives d’enfants lors des instances décisionnelles…

Mais aussi faire tomber les barrières avec les autres luttes féministes. Ces dernières ne s’intéressent pas toujours à la question du travail et la lutte syndicale, quant à elle, ne prend pas toujours en compte les problèmes des femmes de manière globale. « Cette distance syndicalisme de lutte - organisations féministes nuit à chacune des deux parties, ainsi qu’au projet de société qu’elles défendent. Alors qu’une large part des courants féministes est issue des mouvements révolutionnaires, a rappelé Louise, membre de l’UCL qui présentait la brochure à Montreuil. C’est le cas du féminisme libertaire, notre courant politique, qui puise à deux sources : l’auto-organisation des travailleuses ; l’expérience et les revendications des femmes dans les grands mouvements révolutionnaires. » Les anarchistes disent donc : « tout est lié, relions-nous ! »

Le sujet sera à nouveau abordé lors des Journées d’été rouge et noir qui se dérouleront dans quelques semaines en Aveyron, notamment lors d’un atelier le jeudi 11 août.

(1) Lesbiennes, Gays, Bisexuel·les, Trans, Intersexes.

 

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