« L’endroit où je m’intégrerai n’existera pas tant que je ne l’aurais pas créé. »
James Baldwin
C'est au sein de sa pratique professionnelle que Sarah Szymanski, psychologue en Centre Hospitalier, a constaté le manque d’associations vers lesquelles envoyer les patient·es issu·es de la communauté LGBTQIA+ (1), si ce n’est à Tours ou Orléans. C’est ainsi qu’en 2021, avec des collègues psychologues et infirmier·es, le projet de créer un Centre LGBTQIA+ à Bourges se lance.
Il s’inscrit dans une dynamique d’inclusion des personnes issues notamment des minorités de genre, au sein d’une société qui a pour habitude d’appliquer l’universalisme. L’universalisme « renvoie à l’idée de l’existence d’une unité du genre humain, au-delà de la diversité culturelle de l’humanité. Sur un plan normatif, il désigne également une philosophie politique ayant pour finalité d’octroyer à tous les citoyens d’une même nation des règles, des valeurs, des principes communs, sans distinctions relatives à des particularités culturelles, religieuses ou philosophiques. » (2)
Ainsi, une société qui ne reconnaît pas les différences et particularités de chacun·e ne peut pas répondre aux besoins spécifiques de sa population, composée d’individu·es distinct·es.
En tant que personne concernée par ces questions, Sarah constate également l’absence de prise en compte des pluralités et l’absence de « lieu de partage et convivialité » à Bourges et ses alentours, poussant les personnes hors du département. Et être issu·e de la communauté queer (3), c’est être en marge de nombreuses normes sociales et sociétales qui sont peu voire pas adaptées aux individus. C’est être, comme toutes les minorités politiques, privées de nombreuses activités, lieux et évènements. Malgré l’existence d’un cadre juridique empêchant les discriminations, il existe dans les faits une persistance de comportements et propos alimentant et alimentés par des stéréotypes de genre, qui excluent une grande partie de la population de la vie publique et sociale.
L’absence d’un lieu ressource pour les personnes issues de la communauté queer est une vraie lacune.
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Accueillir, former, partager
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La création du centre LGBTQIA+ de Bourges a pour objectif de pallier ce manque et s’articule autour de trois axes principaux :
- créer un centre d’accueil, d’information et d’orientation de toute personne en questionnement issue de la communauté LGBTQIA+ et toute personne qui s’interroge (exemple : enseignant·es ; famille) ;
- la mise en place de formations auprès des professionnel·les, en établissant une liste de professionnel·les sensibilisé·es et formé·es à une écoute et une prise en charge adéquate et respectueuse des particularités de genre et de sexualité de chacun·e (kinésithérapeutes, médecin·es généralistes, tatoueur·euses). Le centre intervient également en milieu scolaire dans le but de prévenir les discriminations, le harcèlement… Il existe un vrai besoin de ce type de professionnel·les puisque de nombreuses personnes issues de la communauté queer témoignent de violences subies dans le milieu médical à cause de préjugés et stéréotypes de la part du corps soignant ;
- créer des projets pour mettre en avant la culture queer à travers des événements culturels, sportifs, notamment avec l’organisation de soirées jeux de société à la Tour du Jeu à Bourges.
En 2022, il y a eu trois événements : un ciné/échange avec six projections de films (par exemple, « 120 battements par minute » le 1er décembre, à l’occasion de la journée internationale de lutte contre le Sida). L’occasion de travailler avec des partenaires (comme le Centre social du Val d’Auron, le café associatif l’Antidote, la Maison de la Culture de Bourges), de toucher une population plus large et d’être présent·es dans plusieurs quartiers.
Autre projet : celui de « En Roue libre », sur tout un week-end, abordant les sports de glisse.
En enfin, le projet du festival Intersection mené tout le mois de juin 2022 avec pour but de proposer différents supports (ateliers photos, vidéos, créatifs) sur les questions LGBTQIA+ en investissant plusieurs lieux à Bourges.
Le centre a pour le moment des permanences téléphoniques et présentielles tous les mercredis soirs de 18 h 30 à 20 h 30 au centre social du Val d’Auron et tous les premiers samedis du mois au centre social de la Chancellerie. A partir de septembre 2022, le centre ouvrira son propre local. Sarah explique que les membres veulent offrir « un lieu de ressource mais aussi un lieu de partage où l’on peut juste venir prendre un café, faire un jeu de société, traîner, discuter… ».
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Femmes et queers sur le skatepark
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C’est pour l’événement en Roue Libre qui s’est tenu à Bourges les 13, 14 et 15 mai 2022, que j’ai retrouvé Sarah et l’association Vent Violent de Roller Derby de Bourges, dont Sarah est également membre fondatrice et présidente.
L’objectif de ce week-end était de permettre aux femmes cis (4) et aux personnes queer de se réapproprier des espaces publics tels que les skateparks, leur permettre également de s’initier à la pratique du skate ou du patin, et valoriser la culture queer.
Au skatepark Arthur-Noyer, ce samedi 14 mai, le ciel est bleu et le soleil réchauffe les cœurs. En début d’après-midi, d’un premier coup d’œil, il est difficile de constater les changements qui s’opèrent déjà sur ce terrain. Pourtant, bien qu’il n’y ait que peu de monde, il s’agit essentiellement de femmes adultes et d’adolescentes. Une situation peut-être banale ailleurs (j’en doute), mais ici, c’est un fait rare.
Ce jour-là, un groupe d’une quinzaine de personnes de l’association de skate non mixte Realaxe sont venues de Paris, invitées pour l’occasion, chaussées de skates ou de rollers (inligne et quad (5)). Les participant·es sont présent·es pour aborder une double thématique : les sports de glisse et l’appropriation genrée des espaces dits mixtes dans la pratique de ces sports.
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L’habitude du « mansplaining »
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Prendre son skate ou ses patins et aller s’entraîner au skatepark semble être un acte anodin. Pas si l’on est une femme ou une personne queer. Pas lorsqu’on est seule.
En effet, Marine, membre active de Vent Violent explique que « venir au skatepark, ce n’est pas évident quand t’es une meuf. Il faut réussir à gérer les regards appuyés des gars, on a l’impression d’être un bout de viande ». Cette sexualisation dont les femmes sont victimes n’est pas la seule entrave à la pratique sportive. « Ils viennent nous voir et nous donner des conseils, sur le patin, mais ils n’en ont jamais fait. J’ai envie de leur dire qu’on n’a pas besoin d’eux, mais ils ont du mal à comprendre, malheureusement », ajoute Marine. Elle aborde ici une habitude qu’ont les hommes à venir expliquer et donner leur point de vue aux femmes sur des sujets qu’ils ne maîtrisent pas. C’est ce qu’on appelle le « mansplaining », une attitude paternaliste.
Se faire une place et évoluer d’égal·e à égal·e est épuisant. Une problématique difficile à aborder avec les hommes : les femmes ne sont pas ouvertement exclues de ces lieux et puisqu’elles peuvent venir en théorie, l’égalité en terme d’appropriation des lieux paraît acquise mais ce n’est pas le cas.
Les préjugés et stéréotypes de genre persistent et poussent les femmes et personnes queer à déserter les lieux publics, et à chercher des espaces en non-mixité choisie afin de pouvoir pratiquer leur sport en toute sécurité (lire aussi la rubrique (Re)découvrir sur la non-mixité).
Puisque rien n’est dit verbalement, il ne s’agit pas d’une exclusion franche mais davantage d’une reproduction des schémas sexistes et d’une discrimination systémique qu’il est essentiel de critiquer. Il y a également une forme d’habitude à ne voir que les hommes fréquenter les skateparks puisque ce sont les seuls qui sont représentés dans la pratique des sports de glisse. Il existe pourtant de nombreuses professionnelles.
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Des demandes qui augmentent
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Les deux associations de Bourges ont fait appel à Anaelle Nogueira (athlète professionnelle de l’équipe de France de roller freestyle, venue initier à la pratique du roller) et à Randja Kanouni (de l’association parisienne Realaxe venue, elle, initier au skateboard).
L’objectif de Realaxe, créée en 2014, est « la promotion du skateboard féminin », comme l’explique Randja, professeure de skate et trésorière de l’association. Realaxe a commencé par l’organisation d’événements, notamment des « girls sessions où on invite les filles de la région Ile-de-France à venir skater ». A l’époque, les événements créés pour le skate étaient « faits par des mecs pour des mecs et du coup, ça ne répondait pas forcément aux besoins de tout le monde ». Prendre en compte les particularités de chacun·e, c’est permettre à tous·tes une pratique épanouie d’un sport.
Suite à une forte demande, l’association a commencé à donner des cours de skate en non-mixité (sans hommes cis) en 2018. Ces demandes ont largement augmenté ces dernières années, notamment durant la situation sanitaire du Covid. Selon Randja, la fermeture des salles a poussé « les filles à chercher des sports qu’on peut faire dehors, comme le skate ».
La création de ce genre d’événements ou d’associations non-mixtes confirme que l’absence des femmes dans certaines pratiques sportives ou lieux n’est pas un choix de leur part : elles sont demandeuses, mais davantage d’un apprentissage genré d’abord, dans le sport mais aussi dans l’expérience de l’appropriation de l’espace.
Un partage de l’espace qui s’est vu renversé pour le week-end.
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« Nous aussi, on est là ! »
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Du nouveau matériel, quelques plots d’entraînement, un peu de musique et beaucoup de sourires ont permis de lancer les activités et voilà qu’autour du bol, l’espace s’est partagé entre habitué·es et tout juste initié·es.
Sarah est satisfaite de la journée. « J’ai adoré parce qu’en début d’aprem, ça avait renversé la situation, c’est-à-dire qu’il y avait plein de meufs partout, qui occupaient tout l’espace et les gars étaient dans un coin. Et c’était la première fois que ça arrivait. Pourtant personne ne leur a dit de s’isoler, c’est juste quelque chose qui se fait inconsciemment. On se dit simplement : « il y a une majorité qui prend l’espace, je suis une minorité, je prends moins de place. » »
Chemsy, 15 ans, autodidacte de la pratique du roller en quad depuis deux ans, est une habituée de ce skatepark. Elle s’émerveille de voir autant de filles : « ça montre qu’on est beaucoup ». Quand elle vient habituellement, elle est la seule à s’entraîner. Elle déplore le peu de considération des garçons envers les filles : « ils vont se dire bonjour entre eux, ils vont pas trop venir vers les filles ou alors ils vont pas laisser passer. Moi, des fois, je suis devant le bol et j’attends mais si je ne m’impose pas, je peux pas y aller. »
Chemsy constate tout de même que pour elle, c’est plus facile : « moi j’ai un grand frère. Du coup, ils m’accueillent un peu plus ». Cela lui offre un cadre plus sécurisant car elle n’est pas victime de moqueries sexistes : la présence de son frère légitime sa présence auprès des autres. C’est un constat récurrent : les femmes ont tendance à subir moins de violences sexistes (physiques ou verbales) lorsqu’elles sont accompagnées d’hommes, légitimant leur présence dans l’espace public.
Cette habitude tacite accentue un rapport de dépendance et ne permet pas de légitimer la présence des femmes sans leurs accompagnants masculins. Ainsi, voir un espace public rempli de femmes comme ce jour-là à Bourges est encourageant. Chemsy veut faire passer un message aux filles qui n’osent pas venir au skatepark : « on s’en fiche du regard des autres ; un skatepark, c’est ouvert à tout le monde, c’est pas réservé à une catégorie de sport ou de personne. Alors ‘faut s’imposer et montrer que nous aussi, on est là ».
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Tous·tes légitimes
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Plus tard, lors de la soirée burlesque (parce qu’il ne s’agit pas uniquement de sport mais également de culture – queer), Sarah a reçu de nombreux retours positifs et notamment de la part des habitués du skatepark. Ce public semble avoir apprécié rouler auprès de nouvelles personnes et voir ainsi le skatepark se diversifier.
Sarah pense également que les habitués ont compris que le partage de l’espace est possible. « Ils ont vu que c’est pas parce qu’il y a plus de femmes que l’espace n’est plus le leur. »
Se réunir autour d’une passion commune (par exemple, le sport) peut être une bonne façon d’aller au-delà des stéréotypes et préjugés de genre. Cela permet de comprendre que l’exclusion des femmes se fait par habitude et non pas parce que celles-ci sont des mauvaises utilisatrices des lieux. Les hommes ne sont pas les seuls à exceller dans la pratique ; dès lors, ils ne sont pas les seuls à être légitimes dans l’utilisation des lieux.
C’est ce que confirme Marine, membre active de Vent Violent : « aujourd’hui, on montre aux petites filles, du moins aux enfants, que les sports de glisse ne sont pas que pour les hommes et qu’en plus, il y a des femmes avec de très bons niveaux ».
Il est finalement de l’intérêt de chacun·e de populariser la pratique de ces sports : si davantage de personne participe, davantage de moyens seront mis en place pour satisfaire les utilisateur·ices avec l’amélioration des skateparks ou le prêt de bons gymnases adaptés à la pratique. Ce qui n’est pour le moment pas le cas : l’association Vent Violent a par exemple du mal à garder ses adhérent·es car le gymnase qui lui est alloué est parfaitement inadapté à la pratique du roller. Une problématique que ne rencontre pas l’association de roller/skate de Bourges composée exclusivement d’hommes. S’agit-il d’une simple coïncidence compliquant le lancement de Vent Violent ou s’agit-il encore d’une difficulté teintée d’un sexisme ordinaire rendant, par habitude, la tâche plus difficile pour les femmes ?
ophelie ecceite
(1) Qui signifie Lesbiennes Gays Bis Trans Queer Intersexe Agenre, renvoyant à toute une communauté de personnes ne correspondant pas aux normes de genre et/ou de sexualité)
(2) Pour en savoir plus, Réseau Canopé : https://www.reseau-canope.fr/
(3) « Queer » est un terme anglo-saxon signifiant « bizarre », il est utilisé comme insulte envers les hommes homosexuels jusque dans les années 80 où le terme est repris par la communauté LGBTQIA+ pour en faire un terme-symbole de la contestation politique allant à l’encontre des normes sociales de genre et de sexualité.
(4) La « cis-identité » renvoie à des personnes dont le sexe de naissance correspond à l’identité de genre assignée à la naissance.
(5) Rollers classiques et patins à roulettes.