Les médias ont un rôle essentiel à jouer dans la lutte contre le sexisme (1). Encore faudrait-il qu’ils soient eux-mêmes irréprochables sur le sujet. Or, ils véhiculent trop souvent les stéréotypes qui touchent les femmes et les personnes non binaires. L’association Prenons la Une a décidé d’agir auprès des journalistes, étudiant·es et professionnel·les, pour une plus juste représentation de la société dans les médias, mais aussi pour l’égalité au sein des rédactions.
« Nous proposons la création de modules de formation, dispensés auprès de tous·tes les étudiant·es en école de journalisme, sur la lutte contre les stéréotypes et l'égalité professionnelle. » C’était écrit noir sur blanc sur l’acte fondateur du collectif : le 2 mars 2014, dans une tribune intitulée « Femmes à la Une » et parue dans le journal Libération (2), 800 journalistes signataires clamaient haut et fort l’importance de former leurs futur·es confrères et consœurs pour que dans leurs écrits, leurs reportages sonores ou télévisés, iels veillent à ne pas reproduire les discours sexistes. Mieux, pour qu’iels les dénoncent et les combattent.
Une inégalité de traitement
A l’origine de ce collectif baptisé Prenons la Une, Claire Alet et Léa Lejeune, journalistes économiques.
Leur constat ? Les femmes sont peu ou mal représentées dans les médias. Selon une enquête menée tous les cinq ans par le Global Media Monitoring Project citée par La Revue des Médias (3), en France, les femmes ne représentent que 24,1 % des personnes vues dans la presse écrite ou entendues à la radio et à la télévision. En 2015, le journal Le Monde avait publié une étude portant sur quatre quotidiens nationaux : plus de 80 % des Une étaient occupées par des hommes (4). De plus, les thématiques sont bien souvent genrées : aux hommes l’économie et la politique ; aux femmes la santé, l’éducation, les sujets « people ». Un déséquilibre qui se ressent d’autant plus lorsque les médias font appel à des « expert·es » pour apporter un éclairage sur un sujet précis.
Autre constat : les journalistes femmes subissent aussi une inégalité de traitement. Alors que les écoles de journalisme accueillent plus de 60 % d’étudiantes et que près de la moitié des cartes de presse sont délivrées à des femmes, celles-ci sont encore peu présentes dans les fonctions à responsabilité : les postes stratégiques restent occupés par des hommes. Dès lors, comment faire bouger les lignes éditoriales ? Comment éradiquer le sexisme dans les contenus proposés par les médias, alors qu’ils fonctionnent eux-mêmes sur des pratiques discriminantes ?
Comment éviter le sexisme dans la production journalistique ?
En 2018, le collectif Prenons la Une devient une association et lance officiellement son pôle formation en avril 2019, dont Anaïs Bouitcha est aujourd’hui chargée : « Aujourd’hui, soit nous démarchons les écoles pour leur faire des propositions, soit elles nous contactent en fonction de leurs besoins et nous adaptons nos interventions. »
Les formations reposent sur deux piliers : de bonnes pratiques professionnelles pour un traitement équilibré de l’information (vocabulaire, chiffres, sources…) ; des informations et des ressources sur le sexisme en milieu professionnel (ce que dit la loi, à qui s’adresser…). Différents modules ont ainsi été constitués : sexisme et discriminations : comment les éviter dans sa production éditoriale quand on est journaliste ? ; sexisme en rédaction : qu’est-ce qui est inapproprié / illégal ? Comment et à qui rapporter des actes sexistes dont nous sommes victimes / témoins ? ; enquêter sur les violences faites aux femmes ; le cyberharcèlement…
Etudier et décrypter
Grâce aux associations NousToutes et le Collectif Féministe Contre le Viol (CFCV), des journalistes bénévoles de Prenons la Une ont été formées pour intervenir dans les écoles de journalisme de Tours, Bordeaux, Toulouse, Aix, Paris et même à Bruxelles… mais aussi au sein d’autres filières qui s’intéressent à l’information.
Face à elles, des classes mixtes. Perçoivent-elles des réticences de la part des garçons ? « J’ai toujours reçu un accueil bienveillant, assure Anaïs Bouitcha. Nous ne sommes pas là pour leur faire la leçon, mais pour susciter le débat. Nous présentons des éléments qui donnent matière à discussion. Nous faisons un travail journalistique en leur proposant d’étudier et de décrypter des titres, des photos, des articles… Nous nous appuyons sur des faits, des études et des rapports, comme celui de Céline Calvez (5). » Elle se souvient toutefois d’une formation qui ne s’est pas bien passée : « Elle durait une heure, en visio, devant cinquante élèves dont la majorité se destinait au journalisme sportif. Certains disaient que tout ça n’était que pinaillage. Ça n’était pas facile mais l’important, c’était d’avoir provoqué la discussion. »
Des propositions concrètes transmises aux rédactions
Pour prolonger les débats au-delà de la formation, les membres de Prenons la Une ont imaginé un relais : Prenons la Une Junior. Un pôle constitué d’étudiantes avec des référentes dans chaque établissement. Elles y conduisent des actions de sensibilisation ou font remonter des faits de sexisme rencontrés par les élèves lors de stages ou de leur cursus scolaire. « En 2021, elles ont participé à la réalisation d’un manuel anti-discriminations à destination des stagiaires en journalisme, des écoles et des rédactions qui les emploient (6) », explique Anaïs Bouitcha.
Prenons la Une propose d’autres outils à destination des journalistes, qu’iels soient étudiant·es ou déjà en poste, par exemple, un document pour un meilleur traitement médiatique des violences faites aux femmes dans les médias et un manuel de rébellion à usage des femmes dans les rédactions.
En 2019, l’association a organisé les premiers Etats généraux des femmes journalistes à la Cité des Sciences à Paris. Environ 350 personnes ont contribué à produire des cahiers de doléances, avec des propositions concrètes transmises au ministre de la Culture et aux directions des rédactions. Parmi les sujets abordés : la rémunération des femmes journalistes, la mobilité et les évolutions de carrières, la direction d’une équipe, le racisme ou les discriminations des LGBT+ (7) dans les rédactions, le harcèlement…
S’étendre aux autres pays francophones
L’association est financée par les adhésions de ses membres (environ 150 aujourd’hui), des dons et la billetterie d’événements qu’elle organise tout au long de l’année. En 2020, elle a également reçu 1.500 euros en remportant le premier prix des Assises du Journalisme de Tours. Des réflexions sont en cours pour trouver d’autres ressources. Pas d’aide particulière de l’Education nationale. Mais Anaïs Bouitcha l’assure : « L'association est aujourd'hui identifiée comme une actrice incontournable et experte dans les débats. »
Quels sont les projets de Prenons la Une ? Ses membres le savent : sensibiliser les étudiant·es n’est pas suffisant. « La formation professionnelle, c’est-à-dire des journalistes déjà en poste, est incontournable pour faire changer les choses », reconnaît Anaïs Bouitcha. C’est un des projets de l’association, qui espère également accueillir de nouvelles formatrices et développer ses liens avec des écoles dans d’autres pays francophones comme la Belgique, la Suisse et le Luxembourg.
Fanny Lancelin
(1) Sexisme : selon le Haut conseil à l’égalité entre les femmes et les hommes (HCE), le sexisme est « une idéologie qui repose sur le postulat de l’infériorité des femmes par rapport aux hommes, d’une part, et, d’autre part, (…) un ensemble de manifestations des plus anodines en apparence (remarques…) aux plus graves (viols, meurtres…). Ces manifestations ont pour objet de délégitimer, stigmatiser, humilier ou violenter les femmes et ont des effets sur elles (estime de soi, santé psychique et physique, modification des comportements) ». Source : 1er état des lieux du sexisme en France : lutter contre une tolérance sociale qui persiste (17 janvier 2019).
(2) https://www.liberation.fr/ecrans/2014/03/02/femmes-a-la-une_983970/
(3) https://larevuedesmedias.ina.fr/mesurer-la-place-des-femmes-dans-les-medias-et-apres
(4) https://www.lemonde.fr/les-decodeurs/article/2015/03/09/les-femmes-toujours-en-minorite-dans-les-medias_4590137_4355770.html
(5) En 2020, la députée LREM Céline Calvez mène une mission sur la place des femmes dans les médias en temps de crise. Prenons la Une fait partie des organisations auditionnées. Publié en septembre 2020, le rapport souligne un recul de la place des femmes dans quasiment tous les médias. Il est consultable ici : https://celine-calvez.fr/wp-content/uploads/2020/09/Rapport-place-des-femmes-dans-les-m%C3%A9dias-en-temps-de-crise-.pdf
(6) https://prenonslaune.fr/2021/09/manuel-anti-discrimination/
(7) LGBT+ : Lesbiennes, Gays, Bisexuel·les, Trans et autres personnes non cisgenres.
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Pour contacter le pôle formation : Cette adresse e-mail est protégée contre les robots spammeurs. Vous devez activer le JavaScript pour la visualiser. et Cette adresse e-mail est protégée contre les robots spammeurs. Vous devez activer le JavaScript pour la visualiser.