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La cuisine comme espace de rencontres entre populations

Les cuisines sont aussi multiples et variées que les peuples qui habitent notre planète. Pour autant, l’acte de préparer un repas et celui de se nourrir touchent à l’universel. Ces gestes communs peuvent permettre à des personnes aux parcours pourtant bien différents de se rapprocher. C’est dans ce but que Le RECHO (REfuge-CHAleur-Optimisme) crée des espaces de rencontres et de partage entre populations locales et exilées autour d’une marmite, d’un pétrin ou d’une table. Une expérience que l’association a proposée à Bourges, le temps d’un week-end.

Bottes aux pieds et paniers à la main, une dizaine de personnes entrent dans la ferme des Beaux-Regards située en plein cœur de la ville de Bourges, face à l’hôpital psychiatrique George-Sand (1). Elles récoltent betteraves, blettes, choux chinois et radis noirs qui seront cuisinés quelques heures plus tard pour le dîner. Elles ont répondu à l’invitation de l’association Le RECHO qui organisait, les 22 et 23 octobre, un programme d’ateliers et d’animations autour de la cuisine baptisé « Itinéraires Solidaires ».

 

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Sous un soleil matinal généreux, les participant·es ont (re)découvert le jardin des Beaux-Regards créé par Aurélien Chartendrault et Adeline Pomi en 2020. Les légumes sont produits sur un hectare, en plein champ et sous serres ; un verger conservatoire a également vu le jour sur une surface équivalente. Tous les jeudis, les consommateur·ices viennent chercher leurs paniers sur place. « Nous avons des projets autour de la cuisine et nous espérons pouvoir un jour faire participer les patient·es de l’hôpital psychiatrique à nos activités », explique Linda Louis, présente tous les jeudis à la ferme, et ce samedi pour guider les récoltant·tes du RECHO.

 

Transmettre entre les cultures et entre les générations

A quelques minutes de là, sur le parking du magasin Biocoop, un autre groupe s’affaire auprès de Lucienne. Lucienne ? La boulange mobile d’Hélène Mouton, venue d’Orléans pour animer un atelier « Pains du monde ». « C’est en voyageant en Amérique du Sud que j’ai fait du pain pour la première fois, raconte-t-elle. J’ai ensuite passé un CAP boulangerie, il y a dix ans maintenant. Mais je n’ai jamais eu envie de m’installer dans une boutique. Je voulais voyager, partager la convivialité de faire du pain collectivement et pour cela, avoir un four nomade. »
Egalement conteuse, elle a créé un spectacle, « Fais du pain », dans lequel le personnage principal s’appelle... Lucienne !
Son four à bois et en métal léger, elle l’a construit avec la coopérative d’autoconstruction l’Atelier Paysan (2). Depuis le mois de mai, elle le balade de quartiers en villages, d’écoles en associations… « J’aimerais aussi animer des ateliers auprès de publics sensibles comme les personnes handicapées ou les prisonnier·es », précise-t-elle.

L’objectif de l’atelier à Bourges était double : transmettre des recettes entre cultures et entre générations. « Aujourd’hui, ce n’est pas moi qui propose la recette, c’est Graciela ! » Originaire d’Equateur, Graciela porte sur elle un précieux carnet dans lequel sa mère a écrit à la main la recette du Pain des Morts : du blé, mais aussi des œufs, du lait… Amancay, la fille de Graciela, explique : « Ce pain symbolise les corps. C’est pourquoi, nous allons le façonner en forme de personnages. Il est généralement servi avec du jus de myrtilles qui représente le sang. » Et pour faire écho aux origines polonaises de son père, un second pain, en forme de tresse cette fois, sera confectionné dans l’après-midi.

 

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Autour du pétrin, on trouve aussi Assia, d’origine algérienne, qui proposera le dimanche la recette du khobz, dit « pain semoule » en français. Zana et sa fille Neralda, originaires d’Albanie, tendent leur smartphone sur lequel on voit ce qui ressemble à une généreuse brioche : « Chez nous, le pain traditionnel, c’est le simit. » Les conversations vont ainsi bon train : chacun·e partage ses recettes, parle des traditions de son pays d’origine, évoque ses souvenirs, compare avec les habitudes du pays d’adoption…

 

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« Le but des ateliers, c’est aussi de s’interroger : quel est le sens du pain ? souligne Hélène, qui expose au-dessus de son four l’ouvrage « Notre pain est politique » (3). Par exemple, si on s’intéresse à l’histoire du pain, est-ce que la recette a changé avec la colonisation ? Quelles conséquences sur la manière de se nourrir ? » Graciela répond : « Avant l’arrivée des Espagnol·es en Equateur, le pain était fait avec des courges. Après, avec du blé. » La colonisation a souvent imposé des variétés plus rentables pour les semenciers, et privé les populations autochtones de leur autonomie alimentaire et de leurs savoir-faire. De même, alors que la confection du pain au sein de la famille revenait à la femme qui gérait le foyer, la commercialisation et la capitalisation sont devenues affaires d’hommes...

 

Cuisiner avec et pour les personnes réfugiées

Il est bientôt 15 heures, au « 121 », la salle attenante à la Biocoop. Le RECHO y a installé trois îlots avec planches à découper, ustensiles de cuisine et tabliers. Le long du mur, sur une grande table, les légumes fraîchement cueillis du matin et des produits venant du magasin bio d’à côté. Un partenariat précieux.

Car « Itinéraires Solidaires » n’est pas arrivé à Bourges par hasard. C’est Agnès Zoppé, gérante de Biocoop, qui a contacté Le RECHO après avoir lu un ouvrage sur l’association (4). L’idée de rencontres entre les populations locales et exilées autour de la cuisine l’a touchée.
« Le RECHO a été créé en 2016 par Vanessa Krycève, qui a une formation de cuisinière, et un groupe d’amies, raconte Loukiana Leite, responsable de la communication de l'association. Le but était de réparer un accueil défaillant des personnes réfugiées en France, via la cuisine. » Grâce à une souscription en ligne, elles sont parvenues à financer un « food truck » qu’elles posaient dans les camps notamment en Belgique « pour cuisiner avec et pour les réfugié·es ».

 

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En 2018, la Ville d’Arras dans le Nord leur a permis d’installer un restaurant éphémère : pendant dix jours, « Le Grand RECHO » a accueilli personnes en difficultés et réfugiées, en cuisine et en salle.
Au printemps 2019, l’association Aurore (5), qui œuvre notamment pour l’hébergement d’urgence, a proposé au RECHO d’investir une ancienne caserne de pompiers à Paris, pour y ouvrir un restaurant solidaire : La table du RECHO. Agréé « entreprise d’insertion », il emploie des salarié·es issu·es d’un parcours de migration. « Cet agrément suppose un accompagnement, précise Loukiana. Des heures sont dédiées au cours de français et d’autres à une aide pour monter de futurs projets professionnels, par exemple. »

 

Des structures qui œuvrent toute l’année sur place

Mais l’envie de repartir sur la route a repris l’équipe, notamment pour aller dans les villes qui accueillent les populations afghanes fuyant leur pays après le retour des Talibans au pouvoir. « C’est là que nous avons créé « Itinéraires Solidaires ». La première édition a eu lieu à Lyon en mars et la deuxième à Strasbourg en juin. »
Le point commun ? Des ateliers de cuisine qui rassemblent habitant·es né·es en France et exilé·es. « Pour la première fois à Bourges, nous avons souhaité mettre aussi en place des activités culturelles, qui permettent d’autres rencontres, d’autres échanges », souligne Loukiana. L’association Mille Univers a proposé un atelier d’impression, le Nez dans les Etoiles une initiation au cirque, Accueil et Promotion une sensibilisation à la mobilité…

Ainsi, « Itinéraires Solidaires » s’appuie sur des structures qui œuvrent toute l’année sur place. Des jeunes accueillis par Tivoli Initiatives (6) ont ainsi participé. Mais le CADA (Centre d’Accueil pour Demandeurs d’Asile), le PRAHDA (PRogramme d’Accueil et d’Hébergement pour les Demandeurs d’Asile) et les foyers tels que Saint-François n’étaient pas présents. Certain·es bénévoles se sont méfié·es de cette initiative qui ne s’inscrit pas dans le temps et qui peut paraître bien loin des préoccupations réelles des demandeur·ses d’asile.
Le RECHO espérait pourtant « un impact plus fort » en participant dans une ville moyenne.

Forte d’une quinzaine de salarié·es, comment l’association est-elle financée ? « Il y a un an, nous avons lancé une nouvelle campagne de souscription qui nous a permis de recueillir 32.000 euros, répond Loukiana Leite. Nous répondons à des appels à projets et nous avons des partenaires. Ici, la Ville de Bourges et la Biocoop nous ont soutenu·es. »

 

« Echanger sur autre chose que les papiers... »

Au « 121 », on épluche, on coupe, on malaxe, on cuit et on peaufine la présentation des plats qui seront servis au banquet solidaire du soir. Autour de chaque îlot, une dizaine de personnes, les unes préparant les entrées, les autres les plats, les autres encore le dessert. Pour constituer le menu, iels ont dû se mettre d’accord en fonction des produits mis à disposition.

 

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Ruhullah et Hilal, tous deux afghans, préparent des beignets de pommes de terre avec Jean-Noël, de Bourges. « C’est ma logeuse qui m’a prévenu de cet atelier, explique Hilal. Je cuisine déjà chez moi… un peu… mais jamais pour autant de personnes ! » Idem pour Ruhullah, qui sait pourtant qu’il a de bonnes bases : « A chaque fois que je cuisine, on me dit que c’est très bon ! » Ce qui a encouragé Jean-Noël à participer, c’est d’ « apprendre la cuisine étrangère ». Membre de l’association Madera (7) pendant de nombreuses années, il a souvent voyagé en Afghanistan. « Mais là, c’est l’occasion de discuter et d’échanger avec ces jeunes gens sur un autre sujet que les papiers... »

Sur le parking, une odeur délicieuse envahit l’atmosphère : les pains équatoriens et polonais sont prêts ! On déguste, on commente, on emporte pour faire goûter aux proches… et on embarque tout le reste, direction la Halle au Blé pour le banquet.

Un repas distribué dans la rue

Samedi soir, 130 personnes se sont réuni·es dans la grande salle dédiée chaque samedi matin au marché de Bourges, pour déguster le coleslaw revisité, le poulet aux légumes marinés, les salades de pois chiches, le crumble aux fruits ou encore les truffes au chocolat… Un repas à prix libre, animé par le groupe de musique Bata Brinca.

 

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Dimanche soir, le plus faible nombre de participant·es (une centaine) a donné lieu à une distribution de repas. « Cela donnait beaucoup plus de sens au « repas partagé », témoigne Jacques, bénévole qui a aidé à l’organisation. Jusqu’à faire venir la voiture de la maraude qui est repartie pour une distribution aux personnes sans domicile fixe ».

Le RECHO vise désormais La Rochelle et Angers pour 2023. Des réflexions sont en cours pour prolonger le partenariat à Bourges.

Texte et photos : Fanny Lancelin

 

(1) Lire l’article consacré à la ferme des Beaux-Regards dans notre numéro intitulé « A la ville comme à la campagne ? » : http://rebonds.net/39alavillecommealacampagne/635-beauxregardsunefermeenpleincoeurdebourges
(2) L’Atelier Paysan : https://latelierpaysan.org/
(3) « Notre pain est politique – les blés paysans face à l’industrie boulangère », ouvrage collectif du groupe blé de l’Association Régionale pour le Développement de l’Emploi Agricole et Rural Auvergne-Rhône-Alpes (ARDEAR Aura) et de Mathieu Brier, éditions de La dernière lettre : https://ladernierelettre.fr/produit/notre-pain-est-politique/
(4) « Le Grand RECHO, histoire(s) d’une cuisine fraternelle » de Vanessa Krycève, Valérie Sévenet-Gentil et Alice Barbosa, aux éditions de l’Epure : https://www.epure-editions.com/collection-hors-collection/le-grand-recho-233-3.html
(5) https://www.aurore.asso.fr/
(6) https://tivoli-initiatives.fr/
(7) https://madera-asso.org/

 

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