Sa voix détonne. Elle ne s’accorde pas à celles qui s'étalent dans la majorité des médias. Celles qui affirment avec certitude que la relance de la filière nucléaire française est un choix mesuré, sûr et, surtout, parfaitement adapté au changement climatique. La preuve : l’énergie nucléaire n’émet pas de gaz à effet de serre ; elle doit donc être privilégiée à toutes les autres, non ?
Non, répond Hervé Kempf, journaliste et rédacteur en chef de Reporterre (1), qui vient de publier un livre intitulé « Le nucléaire n’est pas bon pour le climat » (2).
Selon lui, seules les énergies renouvelables et les économies d’énergie constituent des réponses fiables aux défis à relever. Ce qui suppose de prendre des décisions politiques à rebours des décisions du gouvernement qui prévoit la construction de nouveaux réacteurs et n’investit pas sérieusement dans les alternatives.
L’actualité sur le sujet est riche : projet de loi sur l’accélération des installations nucléaires ; débat public sur d’éventuels nouveaux EPR (réacteurs pressurisés européens) ; Conseil politique du nucléaire réuni par Emmanuel Macron ; demande d’autorisation de la création d’un site d’enfouissement des déchets… (3)
Dans ce contexte, comment remettre en question ce qui est présenté comme une évidence, une évolution inéluctable ? Pourquoi opposer des arguments au nucléaire ? Comment faire advenir d’autres solutions, techniquement, politiquement et socialement plus écologiques ?
C’est ce qu’Hervé Kempf est venu exposer à Bourges, lors d’une conférence organisée par Europe Ecologie - Les Verts et le réseau Sortir Du Nucléaire Berry-Giennois-Puisaye. Dans la salle : une centaine de personnes, pour beaucoup des militant·es antinucléaires, mais aussi des jeunes des écoles d’ingénieur·es et des personnes venues simplement entendre une autre voix.
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Des accidents majeurs peuvent se reproduire
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Hervé Kempf part d’un sophisme asséné à longueur de journée par les partisan·es du nucléaire : le gaz carbonique est mauvais pour le climat, le nucléaire n’émet pas de gaz carbonique, donc le nucléaire est bon pour le climat. Convaincant. Sauf que les énergies renouvelables n’émettent pas non plus de gaz carbonique, ni les économies d’énergie… Ainsi, pour opérer le bon choix, il ne faut pas se concentrer uniquement sur les émissions de gaz à effet de serre, mais s’intéresser à d’autres critères.
Premier évoqué par Hervé Kempf : la sûreté. En France, tout est fait pour nier le risque d’accident majeur auprès du public. Dans leurs discours, les nucléaristes mettent en évidence le caractère exceptionnel des catastrophes de Tchernobyl (1986) et de Fukushima (2011), comme si celles-ci ne pouvaient jamais se reproduire. « Il existe actuellement 411 réacteurs en activité dans le monde, explique Hervé Kempf. Si le nucléaire devait se développer pour atteindre un millier de réacteurs, les experts estiment probable qu’un accident comme Fukushima aurait lieu tous les dix ans. » Les conséquences sur les populations (décès, maladies, évacuations) et sur leur environnement (destructions, pollutions durables) ne sont pas négligeables, n’en déplaise au très médiatique ingénieur Jean-Marc Jancovici, qui déclarait récemment à la radio que la balance bénéfices / risques penchait en faveur du nucléaire (4).
La guerre, les attentats et les sabotages sont d’autres événements « exceptionnels » et cependant bien réels comme l’actualité le prouve en Ukraine, par exemple.
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Un choix technique et économique irrationnel
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Mais les réacteurs français seront peut-être d’abord victimes de leur âge et de défauts de conception. Construits dans les années 1970 et 1980, ils montrent des signes inquiétants : fissures sur les cuves ou encore corrosion dans les circuits d’injection de sécurité. De plus, avec le réchauffement climatique, la ressource en eau, indispensable au refroidissement des centrales, est fragilisée.
« EDF compte cependant allonger la durée de fonctionnement de ses réacteurs jusqu’à cinquante voire soixante ans », rappelle Hervé Kempf. Pour cela, d’importants investissements sont nécessaires. Problème : « l’entreprise d’électricité va très mal. » Elle cumule 40 milliards de dettes, résultat notamment d’investissements hasardeux et d’une prévision trop optimiste de l’évolution de la consommation d’électricité alors que celle-ci diminue. (5) Comment EDF pourrait-elle, alors, financer la construction de nouveaux réacteurs tels que le souhaite l’Etat français ?
Du fait de ces investissements pour maintenir des centrales vieillissantes, gérer les problèmes des déchets toujours plus nombreux et construire de nouvelles installations, le coût de production de l’énergie nucléaire augmente. A l’inverse, à mesure que les techniques progressent et que la demande croît, les coûts de production des énergies renouvelables diminuent (6).
Du point de vue purement économique, le choix de relancer la filière nucléaire paraît donc pour le moins irrationnel. De même, en terme de délais : l’Union européenne s’est engagée à diminuer les émissions de gaz à effet de serre de 55 % (par rapport à 1990) d’ici à 2030. Or, les nouveaux réacteurs souhaités par le gouvernement seraient mis en service – au mieux – en 2037.
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La sobriété pour plus de justice sociale
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Si le choix du nucléaire n’est pas guidé par une rationalité technique ou économique, c’est qu’il est avant tout politique. « Il y a un lien consubstantiel entre nucléaire civil et arme atomique », souligne Hervé Kempf, citant Emmanuel Macron dans un discours de 2020 : « Opposer nucléaire civil et nucléaire militaire en termes de production, comme en termes de recherche n’a pas de sens pour un pays comme le nôtre ». (7) De multiples croisements existent en effet, les avancées de l’un favorisant le développement de l’autre.
Hervé Kempf souligne également « le poids de la culture de l’oligarchie française, composée pour une grande part d’ingénieurs des Mines et de polytechniciens ». « La classe dirigeante n’a aucun intérêt à changer l’ordre social. Pour conserver cet ordre social qui l’avantage, il faut continuer à produire et à faire de la croissance. » Elle prône pour cela les valeurs du techno-solutionnisme qui donne l’impression que les solutions viendront uniquement de la technique, à consommation constante. Or, ce sont surtout des mécanismes visant à réduire notre consommation d’énergie qui impacteront positivement le climat.
Ainsi, Hervé Kempf insiste sur « l’urgence de la sobriété » avec la mise en place de réelles politiques de rénovation thermique des bâtiments, de mobilité avec le développement des transports en commun et des vélos par exemple, de lutte contre l’étalement urbain, de limitation de l’alimentation transformée et de la consommation de viande ou encore de l’amélioration de l’efficacité des appareils électriques…
« En réalité, un aspect crucial se dissimule sous le voile des discussions à n’en plus finir derrière le nucléaire, écrit-il dans son ouvrage. Pour aller vers la sobriété, il faut passer par une redistribution des richesses. » Les efforts ne peuvent être envisagés de manière uniforme, alors que les rapports démontrent que « plus on est riche, plus on pollue » (8).
C’est donc pour un véritable changement de société qu’Hervé Kempf milite. « J’assume le fait d’être anticapitaliste, confie-t-il lors d’un entretien accordé au lendemain de la conférence. Le capitalisme est un moment culturel et civilisationnel, qui est dans sa phase de sénescence. Le monde à venir peut avoir deux visages très différents : soit le capitalisme prendra une forme de plus en plus autoritaire et chaotique ; soit la société deviendra plus juste, plus écologiste avec des modes d'organisation sociale différents. »
Que répond-il à celleux qui accusent les antinucléaires de vouloir détruire l’emploi et ainsi, paupériser une partie de la population ? « Il y aura autant de savoir-faire à développer pour les futurs ingénieurs pour penser la sobriété et la low-tech (9). Il va falloir créer des emplois pour démanteler les centrales. Les besoins futurs en emplois dans les énergies renouvelables, pour la rénovation thermique des bâtiments et pour les économies d'énergie, se comptent en centaines de milliers. »
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Des mouvements porteurs d’espoir
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Mais comment convaincre la société française d’abandonner la voie du nucléaire et de s’engager sur celles des économies d’énergie, alors que les médias semblent davantage faire entendre la voix des nucléaristes ? « Ce ne sont pas les journalistes qui sont en cause mais les propriétaires des groupes de presse. Donc, il faut rendre l’indépendance aux médias pour qu’ils puissent jouer leur rôle d’éclaireurs, comme Reporterre. » Ce journal a été créé en 1989 sous forme papier, s'est arrêté au bout d'un an puis est reparu sur Internet en 2007, avant de se professionnaliser en 2013. Entretemps, Hervé Kempf a été journaliste au Courrier International, à la revue scientifique La Recherche puis au Monde. Géré par l'association la Pile (Pour une presse Indépendante, Libre et Ecologique), financé à 98 % par des dons, lu tous les mois par plus d'1,5 million de visiteurs uniques, Reporterre présente et discute une écologie politique et sociale, et propose des espaces pour « réfléchir et débattre »...
Autre enjeu : la publicité. « Elle a pour but de nous convaincre de consommer ce dont nous n’avons pas besoin. Il faut la réduire fortement. »
La représentation politique doit aussi évoluer pour faire entendre de nouveaux arguments. « Il y a des signes positifs qui montrent que beaucoup de gens sont prêts à changer leurs habitudes si on leur propose autre chose. »
Mais le gouvernement durcit le ton face à l’opposition et aux militant·es écologistes, notamment antinucléaires, comme en témoignent les moyens vertigineux déployés contre les opposant·es à Cigéo, le projet d’enfouissement des déchets nucléaires dans la Meuse (10).
Pourtant, loin de faiblir, les mouvements populaires se multiplient. Quel regard Hervé Kempf porte-t-il sur eux ? « Ils sont indispensables pour faire pression sur les politiques, pour qu’elles changent. Il y a une belle énergie collective. Entre les années 1980 et aujourd’hui, il y a eu un trou dans les luttes avec l’avènement du néo-libéralisme. Et puis, ça reprend depuis les années 2010. Cet été, j’étais aux Bure’lesques (11) et j’ai vu ce mélange entre les anciens et les jeunes militants. Chacun peut être force de changement. Il y a de l’inventivité, ça donne de l’espoir. »
Fanny Lancelin
(1) https://reporterre.net/
(2) Aux éditions du Seuil, septembre 2022. https://www.seuil.com/ouvrage/le-nucleaire-n-est-pas-bon-pour-le-climat-herve-kempf/9782021512922
(3) Lire la rubrique (Re)découvrir.
(4) https://www.radiofrance.fr/franceinter/podcasts/l-invite-de-8h20-le-grand-entretien/l-invite-de-8h20-le-grand-entretien-du-jeudi-24-novembre-2022-5184282 et https://reporterre.net/Jancovici-une-imposture-ecologique
(5) https://agirpourlatransition.ademe.fr/particuliers/lenergie-france
(6) Rapport 2016 de l’ADEME : https://presse.ademe.fr/2017/01/etude-couts-des-enr-en-france-des-filieres-de-plus-en-plus-competitives-pour-les-territoires.html
(7) https://www.vie-publique.fr/discours/277673-emmanuel-macron-08122020-energie-nucleaire
(8) https://wir2022.wid.world/www-site/uploads/2021/12/Summary_WorldInequalityReport2022_French.pdf
(9) Low tech : https://lowtechlab.org/fr/la-low-tech
(10) https://www.sortirdunucleaire.org/Pour-les-opposant-es-a-Cigeo-repression-policiere
(11) https://burefestival.org/
Plus
- Pour en savoir plus sur Hervé Kempf et suivre son actualité : https://hervekempf.net/
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