« Je danse tous les jours. Tout le monde devrait en faire autant. » Pour Ohad Naharin, la danse n'est pas un médium de thérapie mais un mouvement de vie. Le chorégraphe israélien, considéré comme l'un des plus talentueux de sa génération, a été révélé au grand public grâce au film de Tomer Heymann.
Il y a des « livres de chevet ». Ce film serait mon « film de chevet », tant je convoque régulièrement à mon esprit ses images, les sensations qu'il me procure, les mouvements qu'il encourage en moi… La rencontre avec Ohad Naharin, en 2015, par grand écran interposé, me toucha tant que je la répétai plusieurs fois.
Ce qui m'a marqué ? Le ton de voix grave et posé du chorégraphe ; les notes de piano, douces, comme si les touches s'enfonçaient une à une au passage nonchalant d'un chat ; les mouvements répétitifs de corps qui chutent, encore et encore, jusqu'à atteindre le parfait lâcher prise. Et ce formidable appel à danser lancé à chacun.e d'entre nous : danser toujours, malgré les difficultés, les obstacles faits à la vie. Laisser son corps en mouvement, le plus naturel des langages.
Ohad Naharin sait de quoi il parle. Il danse depuis qu'il marche. Fait très rare, il devient professionnel sur le tard, à l'âge de 22 ans. Sa technique et son style intriguent, agacent, finissent par séduire. Mais alors qu'il exerce ses talents de danseur à New York, son corps, épuisé par les efforts, le lâche. Il frôle la paralysie. De ses faiblesses physiques, il tire une nouvelle méthode, basée sur l'observation et l'expérimentation, d'abord de son propre corps, puis de celui des danseurs qu'il dirigera. L'objectif est que chacun.e puisse découvrir les moyens de dimininuer ses faiblesses physiques et les douleurs qu'elles peuvent éventuellement provoquer. En vivant le mouvement dans l'instant présent, le mouvement instinctif, la personne qui danse peut connecter ses mouvements conscients et inconscients, et vivre une véritable expérience de liberté. C'est ce qui est appelé le langage « Gaga ». Pour Ohad Naharin, il s'agit d'éprouver la gravité, les sensations sur notre peau, la distance entre les parties du corps (1).
Des séances « Gaga » sont organisées partout dans le monde, auxquelles participent des milliers de personnes, danseuses ou non.
Mais le film de Tomer Heymann s'attache moins à décrire ce langage, qu'à dessiner le portrait du chorégraphe, en insistant sur les événements qui l'ont transformé en « Mr Gaga ». L'engagement de son corps va de pair avec son engagement politique. En 1990, après quinze ans passés aux Etats-Unis, il a accepté de prendre la direction de la Batsheva Dance Compagny (BDC) à Jérusalem. Ses spectacles ont d'abord dérouté, choqué, avant de faire partie du paysage culturel israélien et enfin, international.
Un événement a particulièrement marqué la direction de la BDC : en 1998, la compagnie devait se produire à l'occasion du 50e anniversaire de l’État d'Israël. Le président de l'époque, Ezer Weizman, demanda au chorégraphe de changer les costumes des danseurs parce qu'ils choquaient les orthodoxes. Ohad Naharin et ses danseurs décidèrent d'annuler la pièce, devant le parterre de chefs d'Etats réunis pour l'occasion… ce qui souleva une grande vague de soutien à la BDC.
Pour autant, à chaque fois qu'elle se produit en dehors de son pays, elle doit faire face à des appels au boycott, au motif qu'elle est financée en partie par le ministère de la Culture israélien. Inlassablement, Ohad Naharin justifie : « Notre devoir est justement de prendre l'argent de ce ministère, qui n'a pas le pouvoir de nous censurer, pour prendre la parole ». Pour lui, « un spectacle annulé, ce n’est pas un drame. Ce qui l’est, ce sont les Territoires Occupés. C’est que des gens d’un même pays n’aient pas les mêmes droits et de sentir qu’il n’y a aucune volonté de régler ça. » (2)
Le corps peut être politique. L'expérience du mouvement à laquelle nous convie Ohad Naharin est aussi un moyen de sentir que nous avons plus en commun que ce qui nous sépare...
Découvrez le film sur https://www.mrgagathefilm.com/ et la compagnie d'Ohad Naharin sur https://batsheva.co.il/en/home
(1) Source : Magazine Octave daté du 28 août 2018.
(2) Extrait de l'article signé Eve Beauvallet dans Libération daté du 17 octobre 2018 : https://next.liberation.fr/theatre/2018/10/17/ohad-naharin-chat-beaute_1686064